Chapitre 7 (partie 1)

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La cellule était vide, avec un simple lit de camp accolé au mur humide de la prison et une lucarne qui laissait difficilement la lumière du jour se frayer un chemin. Malgré l'étroitesse de la pièce, le jeune homme s'entraînait. Il avait levé le lit contre le mur de façon à se dégager l'espace suffisant pour faire quelques pompes, quelques exercices qui renforçaient sa musculature et ne pas perdre de temps allongé sur le lit à bailler aux corneilles. Il s'était méticuleusement organisé un programme qui se basait sur l'intensité lumineuse provenant de la lucarne et les brèves interruptions des gardes qui lui apportaient le repas. Quand il ne faisait pas de sport, il entraînait sa mémoire en récitant des vers.

Le poète qu'il affectionnait particulièrement en ce moment lui plaisait par son audace à transgresser les frontières de la morale, aux confins de la beauté voisinant avec la laideur. Baudelaire, dont le procès retentissant de 1857 avait tout juste éveillé l'attention de notre jeune héros, envoûtait de ses vers l'âme du prisonnier.

"Ma jeunesse ne fut qu'un ténébreux orage". Pourquoi Nicolas trouvait-il toujours dans ces œuvres une résonnance toute particulière aux malheurs qui le frappaient ? Chaque fragment dont il parvenait à se souvenir de l'oubli de sa prison venait réveiller en lui des passions d'une acuité féroce, comme si le poème se faisait chant, chant de guerre, armé des trompettes de la victoire et d'un goût d'amertume propre à l'idée de revanche. 

"Quand la terre est changée en un cachot humide... 

Quand la pluie étalant des immenses traînées

D'une vaste prison imite les barreaux".

Nicolas s'allongeait sur la paillasse et se perdait en méditations sinistres et poétiques. Prison "où l'eau creuse des trous grands comme des tombeau".

Parfois, il se levait d'un bon, le regard hagard, l'esprit torturé par ses pensées mauvaises et ses passions vivaces, et il tentait d'enfoncer la porte épaisse de la geôle en poussant un grand de cri de rage qui faisait se retourner les gardes, qui les faisait se signer craintivement.

"Ô douleur ! Ô douleur ! Le Temps mange la vie,
Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le cœur
Du sang que nous perdons croît et se fortifie !"

Ces trois vers signaient irrémédiablement la fin d'un combat acharné contre un ennemi invisible, la plongée du jeune homme dans quelques heures d'hébétude bienheureuse avant que sa raison ne revienne, que son corps reprenne le combat et son esprit retrouve la mémoire des ennemis millénaires qui s'acharnaient contre la dynastie des Sisyphes.

Nicolas ne connaissait personne à Paris. Personne ne vint le voir. Excepté un avocat, un jour, qui lui proposa une défense efficace pour son procès avec un relâchement immédiat. Le jeune homme lui confia les directives pour son entreprise, de façon à ne rien perdre durant la durée de son emprisonnement, mais refusa poliment son aide. Nul ne sut jamais pourquoi il l'avait refusée. Mais certains soupçonnaient un début de paranoïa.

Dans les moments de faiblesse les plus terribles, un visage apparaissait, au sourire ambigu, angélique et diabolique. Nicolas s'efforçait de le chasser en lui criant quelques insanités pour qu'il s'offusque et disparaisse, mais le sourire s'étirait toujours sous ses yeux, comme s'il le narguait, parfois rejoints par une paire d'yeux tout aussi mystérieux. Le jeune homme comprit qu'il deviendrait fou s'il ne le chassait pas définitivement de son esprit et s'il ne sortait pas de prison.

Mais il semblait qu'on l'eût oublié dans sa geôle.

On finit par le changer de cellule, pour lui donner trois compagnons d'infortune, dans un espace qui se réduisait toujours plus. Le temps avait passé et amaigri le jeune homme, creusé ses joues, poché ses yeux et fait poussé une crinière sale et fine autour de son visage. On l'avait oublié. Lui-même s'était oublié et l'image propre et noble qu'il renvoyait à son arrivée à Paris semblait de plus en plus lointaine.

Il crut cependant qu'il avait de la chance : durant ces années de prison, nul ne cherchait à le tuer. Il pouvait donc à loisir se faire oublier, jusqu'au jour où il reviendrait. Et il reviendra.

- Comment t'appelles-tu ? Lui demanda un premier camarade de cellule, le jour où il arriva.

- Nicolas.

- T'as fait quoi ?

Il réfléchit soigneusement avant de répondre :

- J'ai fâché quelques grands.

- Crime politique, donc, cracha ce même homme. T'es quoi ? Un syndicaliste ? Un Italien ?

Il attrapa ses mains et eut un regard surpris :

- Un monarchiste ? C'est des mains d'aristocrates, ça. Qu'est-ce que ça fous-là, en prison ?

- J'étais journaliste, répliqua-t-il.

L'autre le laissa tranquille. Nicolas allait s'asseoir sur sa paillasse quand un autre lui dit :

- Moi, c'est Léonard. Ravi de te voir.

Il lui sourit et se recoucha. Le jeune homme aussi voulut dormir un peu et s'allongea, toujours un peu sur ses gardes. Il crispait les doigts sur la couverture, en état de stress constant, comme si la présence humaine était pour lui synonyme de danger et que ses trois compagnons de cellule cherchaient à le tuer. Il épiait leurs murmures, des complots encore. Il en était sûr. Il pouvait les entendre se glisser dans le noir dans un ballet macabre qui prédisait sa fin. Les cauchemars s'invitèrent et vinrent dessiner sur le haut de leur crâne des ficelles tenues toutes ensembles par ce même visage qui ensorcelait Nicolas. Le sommeil était léger, les réveils en sursaut nombreux. Il avait l'impression qu'on lui passait un couteau sous la gorge.

Mais à l'aube, un contact froid sur la gorge lui fit comprendre que ses cauchemars étaient réels. Le visage sale d'un de ses camarades de prison penché au-dessus de lui.

- Que ceux qui disent que je suis parano aillent se faire foutre, cracha-t-il en agrippant le bras qui tenait le couteau pour le forcer à se retourner contre l'agresseur lui-même. C'est le Loup Blanc, hein ?

- Toi, c'est le fils de Sisyphe ?

Le jeune homme pouvait compter sur des forces jeunes et malgré tout bien entraînées en prison. Il réussit à lui arracher le couteau qui glissa sous un lit et lui donna un premier coup au visage. L'autre, un peu étourdi, recula d'un pas avant de frapper à son tour. Rapidement, la bagarre dégénéra dans un combat féroce dans lequel il s'agissait de prendre la vie des autres. Le vacarme réveilla les deux autres prisonniers et Léonard, le premier, s'évertua à séparer les deux combattants. Il demanda à l'autre de l'aider, mais fut surpris de le voir à son tour se mettre à frapper Nicolas, tombé à terre.

- Le couteau, dit le premier attaquant à son compagnon. Sous le lit.

Mais Léonard fut plus prompt et pointa le couteau devant les trois prisonnier en leur criant :

- Le prochain qui donne un coup, je le coupe.

- Tu sais pas qui est cette ordure, Léonard. C'est le fils de Sisyphe. Il y a une prime très importante pour celui qui le tuera, et la liberté à la clé. Si tu nous rejoins, on pourra partager.

- Je sais pas qui est le fils de Sisyphe, mais je veux plus vous voir le frapper.

La porte s'ouvrit alors et un garde demanda sèchement :

- Le couteau, rendez-le moi.

Il jeta à peine un regard à Nicolas, tout couvert de blessures, jusqu'à ce que le jeune homme s'efforce de se redresser pour demander :

- Mon avocat, appelez mon avocat au plus tôt.

Comme l'autre hésitait, il ajouta :

- Je te paierai pour ce service, mais appelle mon avocat.

Le Fils de Sisyphe Où les histoires vivent. Découvrez maintenant