Chapitre 14 (partie 2)

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- Monsieur le baron, vous aviez insisté pour me voir...

L'Empereur était pressé. L'ouverture de l'Exposition Universelle était une journée importante et il ne voulait pas perdre de temps en bavardage inutile. Mais il prenait toujours du plaisir à voir celui qui était presque devenu un ami.

- J'avais une grande nouvelle à vous annoncer. Monsieur Bergelet est ruiné. Il a vendu le réseau de chemin de fer français aux Anglais et j'ai racheté l'ensemble pour l'État français. Vous êtes l'un des actionnaires de la société des trains français.

- L'un des actionnaires ?

- Le principal. Je suis moi-même le second actionnaire. J'ai demandé à quelques amis de m'aider à collecter la somme demandée par les Anglais et leur ait offert en échange des parts dans le chemin de fer.

- Eh bien c'est une belle victoire pour l'industrie française ! Vous m'accompagnerez au discours inaugural de l'Exposition.

Le regard soudain nostalgique, Nicolas déclina. Il devait revoir son fils.

1867. Le temps filait trop vite et le coeur ému se rappelait les soirées mythiques au côté d'Ambre Bergelet. Revoir son fils était une manière de retrouver une parcelle de ce bonheur qu'il avait stupidement rejeté. Pourquoi avoir agi ainsi ?

Le pouvoir et la richesse croulaient dans ses bras. Mais il lui manquait Ambre... Juste Ambre.

En quittant l'Élysée, il songea à la drôle de partie d'échecs qu'il avait commencé des années auparavant contre le Loup Blanc. Les pions tombaient un à un et les deux adversaires continuaient de prendre des risques. Mais quelle était la victoire ? La défaite de l'un ou la promesse d'un bonheur réel ? Quel mythe accomplir ? Celui de Sisyphe ou celui de son fils ? Les dangers s'enchaînaient de Carybdes en Scyla, mais les dieux étaient avec lui. Alors qu'importe ! Il continuait, à l'affût de cette conscience aiguë du danger et de la vie.

***

Au même moment, Gustave traversait les étalages de l'exposition universelle. Il serrait, bien caché dans un pan de son manteau, un coffre en or dont il savait le prix. Son cœur battait, frappé par l'idée que tous l'observaient, savaient ce qu'il cachait, l'épiaient, le cherchaient. Le gant de Midas dans ses bras, il allait à grands pas vers le lieu de rendez-vous. Il ne pouvait s'empêcher de songer que c'était le Loup Blanc qu'il allait revoir et que le Loup Blanc avait été autrefois un ami. Mais aujourd'hui, qui était le plus puissant ? Nicolas qui se délestait d'un objet bien dangereux, ou Bergelet qui était toujours exilé ?

Il n'avait jamais porté Nicolas dans son cœur. Il n'avait jamais porté quiconque dans son cœur, mais il avait eu une fois un ami.

Il hésitait. Il se souvenait de l'image de Nicolas en prison, amaigri, livide, appauvri, le suppliant de l'aider. "La Mort ne veut pas de moi", avait-il dit. Fallait-il le croire ?

Gustave avait toujours balancé. Un esprit mou, un coeur hésitant... Il n'avait eu pour seule richesse que de puissants soutiens. Aujourd'hui encore, il hésitait et son esprit vint vaguement se fixer sur une nouvelle idée : trahir Nicolas. Pourquoi ? Il semblait qu'il y eût chez lui une constante : l'attrait pour le sordide et l'infâmie, comme une sensibilité aiguë pour ce sentiment qu'il voyait poindre chez les autres, mélange de surprise et de haine. Comme s'il se sentait puissant.

Derrière les bâtiments de l'exposition, il y avait un jardin où Gustave retrouva Bergelet. Ils s'observèrent quelques temps en chien de faïence, puis le contremaitre annonça :

- Inutile de faire semblant : je suis seul, je vous laisse le gant de Midas et vous pouvez garder l'enfant.

Il y eut un instant de silence, où l'industriel analysait ce qu'on venait de lui annoncer. Il commençait à se méfier des ruses multiples de ce diable d'enfant de Sisyphe et voulut préciser :

- Comment cela ?

- Ça s'appelle une trahison.

Alors, c'était Gustave et non le baron d'Elby. Avec le souvenir amer de la trahison de son ancien ami. Traître encore et toujours, la trahison inscrite dans sa moelle, comme un appui sérieux dans chacune de ses décisions. Quel esprit faussé fallait-il être !

- Ça devient une profession ! Siffla l'industriel.

- Peut-être, reprit Gustave dont les yeux brillaient. Mais Nicolas a eu tort de me faire confiance. Ici, en France, il est presque intouchable. Pourtant, si vous m'en donnez l'ordre, je me charge de vous l'amener sur vos terres hors de France.

Bergelet resta quelques secondes songeurs et se tourna vers l'enfant qui attendait sagement sur une chaise. Son petit fils. Les traits déterminés d'Ambre, mais le regard doux et légèrement nostalgique de Nicolas. Il ne savait que penser de cet enfant qui mêlait habilement son propre sang à celui de son plus terrible ennemi, comme une garantie contre le destin. Ah ! Nicolas avait bien manoeuvré ! Quel homme serait Bergelet pour poursuivre la malédiction des Sisyphe et tuer son propre sang ? Il ne pouvait s'empêcher hélas d'éprouver une certaine sympathie pour ce petit homme.

- Soit. Garde Nicolas au secret dans l'adresse que je t'indiquerai. Je rentre chez moi ce soir et je vous rejoindrais à l'adresse dans une semaine. L'enfant reste avec moi en otage.

Il quittait la France, trop hostile encore à sa présence, et revenait se réfugier à l'étranger. Dans son palais lointain, son palais des montagnes, cet antre inaccessible au creux des monts suisses. Il ramenait le gant de Midas en lieu sûr, gardait l'enfant de Nicolas, et laissait Gustave préparer le piège qui devait enfermer le baron d'Elby. Bientôt, à l'adresse indiquée, dans une grotte aux frontières de la Suisse, non loin de son château, le fils de Sisyphe serait tout à lui...

Encore fallait-il que Gustave ne trahisse pas à nouveau. Encore fallait-il que le fils de Sisyphe aux milles ruses ne devance pas une fois de plus la Mort aux doigts de sorcière.

Pourtant, alors que l'Exposition Universelle fermait ses portes, Bergelet rentrait chez lui en ignorant qu'il était ruiné, Nicolas découvrait que Gustave l'avait trompé et Léonard passait les portes du château du Loup Blanc, cette forteresse inviolable que les sbires du fils de Sisyphe venaient de mettre à nue.

Le Fils de Sisyphe Où les histoires vivent. Découvrez maintenant