Chapitre 4 (partie 1)

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Nicolas entendit un craquement dans l'escalier et se redressa d'un bond. Malgré la fatigue, il n'avait pu fermer l'œil de la nuit, l'esprit maintenu en alerte par la menace qui planait sur lui. Il savait qu'on cherchait à le tuer et que les nuits étaient propices à ce genre d'activités.

Sans faire un bruit, il alluma la lampe à pétrole et glissa hors de ses draps comme un chat. Dans ses doigts brillait le poignard qui ne le quittait jamais.

La scène, hélas, ne lui rappelait que trop de souvenirs. C'était pour échapper à ces tentatives de meurtres répétées qui s'étaient produites durant son enfance qu'il avait décidé de prendre les devant en attaquant ses ennemis.

Il se rappela un peu tristement que ses premiers souvenirs, à trois ans, concernaient une tentative de meurtre... Seul au château. Un peu triste. Ses parents avaient disparu depuis quelques jours, quand une troupe armée était apparue. Marie, jeune servante à l'époque, avait reçu des instructions précises des parents du garçon. Aussi, elle n'hésita pas et le prit dans ses bras pour l'enfermer dans un tonneau dissimulé dans le grenier sous un tas de poussière. Un bâillon empêchait l'enfant traumatisé de crier. La troupe armée eut beau fouiller tout le château, jusqu'à le mettre sens dessus dessous, elle ne put le découvrir.

Cette scène se répéta à de multiples reprises, jusqu'au jour où un homme vint seul, de nuit, un couteau à la main. Seuls les cris de l'enfant, effrayé par cette présence inconnue, et la proximité d'un serviteur dévoué qui se jeta sur l'homme au couteau permirent de sauver la vie de Nicolas. Mais à partir de cette nuit-là, Marie décida de prendre les devants.

Elle empaqueta les affaires du garçon de cinq ans dans un baluchon et le conduisit chez un de ses oncles qui vivait dans une ferme à quelques kilomètres de là. "Tes parents devraient bientôt revenir te chercher", murmura-t-elle à l'enfant bien qu'elle ignorât où ils se trouvaient et s'ils vivaient encore.

L'enfant crut n'avoir à attendre que quelques jours, quelques semaines, quelques mois... Mais les mois se transformèrent en années et Nicolas finit par comprendre que ses parents ne reviendraient plus.

Le paysan chez qui il vivait lui faisait mener une vie simple et souvent difficile qui rendait l'enfant nostalgique d'une prime enfance dorée. Il savait quelle fortune était la sienne, mais chaque fois qu'il parlait de revenir, on le faisait taire, effrayés, et l'on murmurait qu'il se ferait tuer en quelques heures. Ici, dans cette vieille ferme et sous un nom d'emprunt, on ne pouvait retrouver sa trace.

Alors, Nicolas grandissait avec la ferme volonté de faire payer un jour tous ceux qui lui avaient volé son enfance. Et il n'envisageait que deux voies pour atteindre cet objectif : la richesse et la puissance.

- Apprenez-moi l'escrime, demandait-il au paysan.

- Mon pauvre petit, j'en suis bien incapable...

Nicolas apprit seul, fouilla le village pour débusquer l'unique épéiste du coin et continua à apprendre.

- Apprenez-moi à monter à cheval. Je veux avoir l'allure de ceux qui impressionnent le monde.

On le fit monter sur une vieille carne. Il avait la grâce des chevaliers et l'allure du conquérant.

-Apprenez-moi à lire, à écrire, à compter... Apprenez-moi à réfléchir.

Dès qu'il put lire, il prit l'habitude de s'échapper de plus en plus régulièrement vers son château pour aller piocher des livres dans la bibliothèque.

Il faisait preuve d'une rare curiosité qui émerveillait son entourage. Ils ignoraient, les malheureux, quels sombres motifs de rancœur, de jalousie et d'ambition animaient déjà le petit garçon. C'était comme si les trois générations qui avaient précédé Nicolas et réduit la famille à un état de larve exténuée avaient concentré toutes leurs dernières forces dans ce petit garçon de treize ans. Il devait être celui qui relèverait l'honneur de leur famille.

- Je veux rentrer chez moi, dit-il alors. On m'a peut-être oublié et s'ils reviennent, je sais me battre alors je les tuerais.

Que pouvait-on faire pour le retenir ? Voilà déjà quelques années qu'il était devenu incontrôlable et qu'il commandait à tout le monde avec une sage autorité qui impressionnait son entourage. On réouvrit le château et on attendit, tout empli d'anxiété, que les sbires qui étaient venu les voir à de nombreuses reprises reviennent pour achever leur œuvre.

Mais Nicolas était malin : il fit construire près de ses appartements une pièce secrète où il pourrait se réfugier au moindre danger. Conscient que cela pourrait ne pas suffire, il prit l'habitude de s'endormir sur son poignard.

Il était heureux au château... Il avait le sentiment de retrouver le parfum de ses parents dans chaque pièce et se sentait moins seul. Il pouvait jouir d'un luxe inouï comparé à ce qu'il avait vécu à la ferme. Et il aimait créer une forme de tyrannie dans son palais, où chacun se sentait obligé de répondre à tous ses caprices de pauvre petit orphelin. C'était la liberté grisante et les prémices de son adiction au pouvoir...

On finit par entendre parler de lui dans le voisinage. Et avec la perte de son anonymat arriva ce qui devait arriver un jour ou l'autre.

Nicolas dormait dans son large lit à baldaquin, perdu dans ses draps et ses rêves. Il avait passé sa journée à galoper sur ses terres pour en apprécier la beauté et l'étendu et envisageait déjà d'accroître ce formidable potentiel de richesse. Mais un bruit... Un craquement dans l'escalier... Inhabituel. Les autres dormaient à l'autre bout du château pour laisser au jeune châtelain son sentiment de liberté dans une solitude totale. Nicolas dressa l'oreille et glissa le poignard dans sa main.

Il vint jeter un bref coup d'œil à la fenêtre et son pressentiment se confirma : des hommes faisaient le guet dans sa cour.

Il avait maintenant quinze ans et se sentait de taille à renverser tout obstacle qui se présenterait. Mais il faisait surtout preuve d'une grande perspicacité, qui allait le servir une fois de plus.

Il se glissa sans bruit dans la pièce secrète et observa par un judas les autres rentrer dans sa chambre et se jeter sur son lit. Les imbéciles ne brassèrent que du vide et se redressèrent confus et inquiets. Nicolas serrait entre ses doigts nerveux le poignard qui ne le quittait jamais et sentait un sentiment nouveau prendre le dessus, un sentiment de puissance et de colère. Ces hommes étaient peut-être ceux qui avaient pris ses parents... C'était maintenant à lui de prendre sa revanche et il savait qu'il pourrait tous les écraser comme des mouches.

Une seconde, il goûta de ce silence angoissant, de cette hésitation palpable dans la pièce et de cette ivresse de puissance qui l'habitait : c'était à lui de jouer. Une seconde encore... Le temps qu'ils quittent la pièce après l'avoir explorée minutieusement.

Mais au moment où ils passèrent la porte, Nicolas fit craquer le plancher sous ses pieds. Celui qui fermait la marche frémit et laissa les autres redescendre tandis qu'il réinspectait la chambre. Collé contre le mur, Nicolas pouvait l'entendre respirer. Et il comptait :

- Un, deux, trois, quatre...

L'homme se rapprochait de la pièce secrète.

- Cinq, six, sept...

Un autre craquement le fit considérer avec plus d'attention la porte de la chambre secrète.

- Huit, neuf, dix...

Il posa sa main sur le mur et découvrit le mécanisme secret qu'il actionna dans la foulée.

- Maintenant, murmura Nicolas au moment où l'homme pénétrait dans la pièce.

Il ne fit qu'un geste, un seul. Et l'homme ne vit qu'un poignard jaillir de l'ombre et lui transpercer la poitrine tandis qu'une main attrapait sa bouche pour l'empêcher de crier. Il s'effondra sans un bruit sur le plancher de cette petite salle et mourut en quelques secondes.

Le lendemain, Nicolas demanda à l'un de ses hommes de faire disparaitre le corps. Il ne garda que la tête, qu'il laissa pendre une semaine à l'entrée de son château. Le message était clair : Nicolas comptait tout faire pour survivre.

Et cette détermination ne s'était pas envolée ce matin-là, quand l'escalier émit un craquement qui fit bondir Nicolas hors de son lit.

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