Chapitre 5 (partie 2)

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"On veut m'écraser comme une mouche. J'ai senti mon cœur battre à la folie quand la police est venu me chercher. On veut ma mort. On veut ma disparition. On veut que j'ai peur, que je parte en courant, que je disparaisse. Qui est le fils de Sisyphe ? Qu'a fait son père pour qu'on cherche tant à le tuer ? On veut ma mort. On veut ma disparition. On me croit dangereux. Mais je ne suis qu'une mouche. Je vole, je dérange, je ne sais rien. Il va falloir que je sache. Avant qu'on ne m'écrase comme une mouche. Il faut que je sache et pour cela il faut que je déploie le même armada monstrueux que celui déployé par le Loup Blanc. Il lance les journalistes, les tueurs, les inspecteurs à mes trousses. Je vais retourner ses propres forces contre lui."

Nicolas ferma son carnet d'un mouvement raide qui cherchait à cacher sa grande nervosité. Il commençait à craindre de sortir dehors, de s'endormir la nuit, de réveiller qui que ce soit tant les rues parisiennes lui paraissaient emplies de pièges et de coupe-gorges à son attention. C'était comme s'il ne pouvait plus faire un pas sans que quelque monstre ne surgisse, un couteau à la main. À lui de se montrer plus monstrueux.

La matinée ne faisait que commencer. Il lui restait un peu de temps avant son rendez-vous de l'après-midi avec Ambre Bergelet. Il couvrit ses épaules d'un large pardessus, dissimula ses boucles brunes sous un chapeau haut de forme, saisit ses gants, sa canne et appela sa voiture. Il avait beau boiter, il était toujours fier de son apparence et souriait pour se donner un air plus charmant encore. Que tout Paris l'admire ! C'est tout ce qu'il demandait.

- Où allez-vous monsieur ?

- L'usine de Jouy-en-Josas.

Il voulait promouvoir quelques unes de ses idées révolutionnaires et rester à proximité de son contremaître, Gustave Bertin. Mais en parvenant sur les lieux, il se glissa rapidement dans son bureau et donna l'ordre qu'on le fasse passer pour absent.

- Dis-moi, demanda-t-il à l'un de ses ouvrier, sais-tu où est le contremaître Gustave Bertin ?

- On vient de l'appeler, monsieur. La police doit lui poser quelques questions. Ils sont derrière les bâtiments, par là.

Nicolas passa à l'étage, dans une petite pièce d'où il pouvait observer ce qui se passait dehors. Il découvrit effectivement l'inspecteur et son contremaître en grande conversation... Il tendit l'oreille.

- Je ne vous demande que d'obtempérer. Qu'est-ce que vous ne comprenez pas dans ce mot ? Obtempérer !

- Obtempérer pour quoi ? Je vous ai dit déjà que je ne savais rien. Vous voulez que je vous dise quoi ?

- Rien ? Le Loup Blanc ne vous dit rien ?

- Non, je ne vais pas le répéter mille fois...

Nicolas dressa un sourcil, intéressé. Gustave mentait : il connaissait le Loup Blanc. Et cette aisance à mentir confirmait les soupçons que le jeune homme portait déjà sur lui : il cachait quelque chose. Il connaissait mieux qu'il ne le prétendait le Loup Blanc.

- Une de nos sources affirme du contraire. Elle nous certifie que vous le connaissez. Que son nom au moins vous est familier.

- Qui ? Qui vous a dit ça ? Réattaquait le malheureux contremaître.

- Si vous refusez d'obtempérer, ce sera la prison. Répondez !

- Mais vous voulez que je vous dise quoi...

Voyant que la discussion n'aboutissait pas, le commissaire de police qui avait proposé son aide à Nicolas adressa un signe discret à l'inspecteur pour lui signifier qu'il souhaitait prendre Gustave à part. Il l'entraîna contre le mur, juste sous la fenêtre où se tenait le jeune baron tapi dans l'ombre, et lui souffla :

- L'inspecteur est peut-être un imbécile, mais j'ai toute la confiance de votre patron. Si vous lui faites confiance, si vous le craignez ou que sais-je encore, dites-moi ce que vous savez du Loup Blanc.

Nicolas eut un sursaut et retint une grimace : "L'idiot, il prend un risque en m'ingérant dans cette affaire."

Sa crainte s'avéra fondée et Gustave eut un mouvement de recul :

- C'est le baron d'Elby qui a donné mon nom ?

Le commissaire acquiesça.

"Sombre crapule, pensa Nicolas. Tu me veux pour allié, mais tu joues l'imbécile à la première occasion."

Gustave était un peu perdu. Il avait l'impression de perdre un allié et cherchait à comprendre ce qu'il devait faire. Percevant son état de faiblesse, le commissaire décida d'appuyer plus sensiblement :

- Il sait que vous connaissez le Loup Blanc. Il voudrait maintenant que vous nous donniez son nom.

- Son nom ? Mais je ne le connais pas... Je ne peux pas.

Pourquoi ne pouvait-il pas ? Nicolas se jura qu'il ferait parler le contremaître. De gré ou de force. Il en avait plus qu'assez de lutter contre un ennemi sans nom, de se sentir trop faible, sans défense. Il n'était pas faible. Il ne devait pas être sans défense.

Le commissaire sentit sa colère éclater. Il agripa la blouse de l'ouvrier et le plaqua contre le mur en sifflant :

- Ce n'est pas dans votre intérêt de garder des secrets. Ce n'est pas dans votre intérêt.

- Quels secrets ? Le défia encore Gustave.

- Monsieur Bruno, s'écria alors l'inspecteur qui s'impatientait. Laissez-le tranquille et rendez-le moi. Voilà... Nous n'allons pas vous faire de mal. Du moins, pas si vous obtempérez.

- Mais je ne sais rien, l'interrompit encore Gustave.

- Oh, vous savez peut-être ceci. Je ne vous demande que de répondre oui ou non à cette simple question : le baron d'Elby est-il celui qui se fait appeler le fils de Sisyphe ?

Les yeux rivés sur le contremaître, Nicolas retenait son souffle. La situation semblait terriblement lui échapper et il croisait les doigts pour que son employé ne le trahisse pas en retour de la trahison que lui-même venait de faire. Et que pouvait-il faire de là où il se tenait ? Est-ce que le fixer du regard en murmurant doucement "pas ça, pas ça" pourrait changer les choses ? L'employé hésitait, retardait, retenait sa réponse... Et Nicolas son souffle. Gustave redressa la tête, dans un sentiment de fierté, et :

- Oui. C'est le fils de Sisyphe.

"Je ne suis pas sorti d'affaire" murmura Nicolas.

Le Fils de Sisyphe Où les histoires vivent. Découvrez maintenant