- Citoyen Alphonse d'Elby, ci-devant. Le comité du salut public vous condamne à mort.
La sentence tombe, trop lourde pour les épaules fatiguées de cet aristocrate. Il sentit en lui une faille se créer et déjà le tuer à petit feu. Mais ne s'y attendait-il pas ?
On le reconduisit en prison. Demain, la guillotine. Demain, il retrouverait sa femme au ciel. Demain, ce serait l'anniversaire de son fils et demain son fils serait orphelin. Le sentiment d'injustice grandit furieusement dans son cœur, alors que son esprit tentait de le raisonner : cette mort, il l'avait cherchée. Voilà longtemps qu'il jouait avec elle et si un aristocrate méritait de mourir cette triste année de 1793, c'était sans doute lui. Il n'était coupable de rien : il s'était toujours montré honnête et droit, trop plein de scrupules justement. Mais il méritait la mort pour l'avoir défiée trop souvent.
- T'es prêt à mourir, citoyen ?
Prêt... Est-on jamais prêt ? Mais le baron d'Elby s'était depuis longtemps fait à l'idée de mourir.
Longtemps... Bien avant 1789. Quand sa femme était morte et que sa fuite avait commencé, quand il avait compris que ses manigances avaient été trop loin. Non, il ne mourrait pas demain. Il y avait longtemps qu'il n'était plus qu'un mort-vivant attendant de mourir à son tour pour rejoindre sa femme.
Alors pourquoi avait-il pris la peine de survivre ? Errant tristement dans les rues de la capitale comme un vulgaire voleur, quittant les villes pour les chemins en vagabond malheureux, épiant parfois par les carreaux la lumière éclatante qui jaillissait de son salon, qui jaillissait de son château, qui jaillissait de son foyer où jouait encore son fils, ignorant les tourments qui avaient frappé ses parents. Son fils... Depuis qu'elle était morte, Alphonse n'était plus qu'une ombre. Alors, on pouvait dire qu'il était prêt à mourir.
Mais l'entendre annoncer... Il y avait toujours un choc.
Alphonse s'écroula dans sa cellule et plongea sa tête entre ses mains pour étouffer ses sanglots. La mort n'était rien, mais il y avait le sentiment d'une vie gâchée. Il mourait trop jeune, après avoir vécu en sursis trop longtemps...
Et que laissait-il à son fils ? Rien d'autre qu'une malédiction... Il jouait dans son château. Il jouait naïvement. Mais les heures filaient déjà trop vite et emportaient sa vie car il devrait mourir, lui aussi, quand l'heure sonnerait.
- Citoyen.
- Déjà ! S'exclama-t-il en se levant.
La nuit avait été courte, balayée par les remords et les pleurs. Il quittait la prison, les fers aux mains.
Autour de lui, la foule l'injuriait. Ci-devant, criait-on encore. Mais à quoi bon écouter les cris lorsque l'on sait que l'on va mourir ? La honte n'opère plus et s'écrase sous la perspective terrifiante d'un vide infini. Ou du ciel. Le baron d'Elby pourrait y retrouver sa femme... Si le ciel existe, la vie était peut-être encore possible... Mais le ciel ne pouvait pas l'accueillir. Sa place était aux Enfers, dans ce Tartare infâme où l'attendait son rocher. Il connaissait déjà son supplice, son rocher.
- Citoyen d'Elby, ci-devant, vous êtes condamné à la guillotine pour avoir refusé d'obéir à la République.
Le bourreau qui prononçait ces paroles avait un air légèrement satisfait, peut-être ravi d'avoir débusqué un autre criminel. Ce qui était drôle, c'était que le baron d'Elby n'avait pas été condamné par des citoyens révolutionnaires : des ci-devants l'avaient livré. Des ci-devants voulaient sa mort et devaient se montrer ravis que la Révolution balaye dans ses rivières de sang leur plus grand ennemi.
Seul contre ceux de sa race et contre la France entière, comment Alphonse avait-il pu prétendre survivre ? La Mort devait rire du haut de son rocher où elle l'épiait, l'œil narquois. Elle posait déjà ses longs doigts noueux sur le condamné à mort pour s'assurer qu'elle le possédait. N'avait-il pas réchappé une dizaine de fois aux pièges de plus en plus fourbes qu'elle lui avait tendu ? La colère des dieux, le grondement de la révolution, avaient seuls pu venir à bout des ruses de cet être insaisissable.
Le bourreau fit glisser la tête d'Alphonse dans la guillotine. On entendit le roulement des tambours. Un silence...
- Vous qui êtes dans la foule et qui avez précipité ma mort et celle de ma femme, sachez que la menace que je représente ne fait que commencer. Sisyphe... Sisyphe vous maudit ! Et le fils de Sisyphe viendra accomplir cette malédiction !
Le couperet tombe. Alphonse d'Elby s'écroule. Mais un enfant joue toujours dans un château lointain. Et un homme dans la foule frémit : Sisyphe était-il réellement mort ? Dans le doute, exterminons la race des Sisyphe.
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Le Fils de Sisyphe
Historical FictionGagnant Wattys 2021 1854. Nicolas d'Elby découvre un carnet dissimulé dans la roche de son château. Un trésor, des secrets de famille, des artéfacts antiques aux origines mythiques et une malédiction semblent être tout l'héritage du jeune homme. Et...