Les Royaumes d'Eredjan 2 - Les Frères Maudits

Partie 29

Déjà, l'hiver s'annonçait, les journées se teintaient d'humidité, la neige ne tarderait pas et avec, la pénurie de vivres. La saison serait sans fin jusqu'au printemps. Les préfets des comtés de Saillans quittaient un à un la table de travail que présidait Eliam. La grande salle du Château d'Estran se vida peu à peu. Le Roi de Saillans déplia sa haute silhouette et se leva. Eliam repoussa son siège avec maladresse, laissant échapper un soupir d'agacement. Il ne parvenait pas à s'habituer réellement à son handicap. Il avait fait recouper toutes ses chemises pour ne pas s'embarrasser de tissu inutile. Malgré cela, il avait l'impression de supporter son quotidien avec une continuelle maladresse. Cependant, malgré son bras gauche amputé, sa stature gardait toute sa prestance. Il s'était élargi et désormais son allure massive et autoritaire n'était pas sans rappeler celle d'Acôme de Saillans.

Eliam prit appui de son unique bras sur le manteau de l'immense cheminée, son regard perdu dans l'âtre vide de feu et de cendre. Il avait taillé sa barbe et coupé ses cheveux aux plus courts. Son regard ne gardait plus que le tourment des évènements passés. Sa légèreté, sa désinvolture, s'en étaient définitivement allées. Ses prunelles indigo n'étaient plus que le reflet de la tristesse sans fond de son âme. Il se savait maudit, il l'avait accepté.

Alors qu'il se remettait difficilement de ses blessures dans les galeries de Londemare, l'été dernier, Désone lui avait annoncé la chute de l'Empire de Cy et la mort de Dragan Lancéart. L'empereur avait été assassiné lors de la révolte Djim. Tout ce qu'il avait construit dans la terreur et le sang avait brusquement sombré dans le chaos. La nouvelle de la mort de l'assassin de Garance et Galahaad avait apporté un immense soulagement à Eliam. Cependant, désormais vidé du fiel de la vengeance, son âme semblait vidée de sa substance. Chaque pas, chaque geste, chaque mot à prononcer étaient plus lourds, plus pesants que le précédent. Quelque chose s'était rompu en lui, définitivement. Il avait toujours été habité par un trop plein de fureur et parfois de désespoir. Il avait face aux épreuves tantôt avec arrogance, souvent avec colère et déraisonnement, et quelque fois il avait simplement renoncé. Aujourd'hui, il voulait simplement rejoindre Garance. Mais il était le dernier d'une dynastie maudite, il devait donner un héritier, un nouveau Roi au peuple avant de pouvoir s'en aller.

Il entendit le bruissement des jupes de sa mère juste avant qu'elle ne pose sa main dans son dos. Il se retourna et enserra ses épaules de son bras valide. Adrissa de Saillans ne portait désormais que ses robes de lourd velours noir, ses traits fins s'étaient flétries, ses épaules s'étaient affaissées. Elle gardait pourtant cette douceur maternelle, qui était un véritable baume pour l'âme meurtrie d'Eliam.

- La neige arrive, dit-elle d'une voix fatiguée en se serrant contre son fils.

Eliam s'abstint de parole, il resserra simplement son étreinte.

- Qu'as-tu pensé de la réunion ? Demanda-t-il de sa voix grave.

Si Adrissa ne participait jamais directement aux entretiens concernant la gouvernance de Saillans, il savait qu'elle les écoutait attentivement. Eliam lui demandait volontiers son point de vue.

- Ne penses-tu pas qu'il serait plus judicieux de conserver tes préfets nommés par toi-même plutôt que d'organiser ses votes au printemps ? Nous risquons de destabiliser le pays, de faire monter des dissensions.

- Je pense qu'il est temps que le peuple puisse donner son avis.

- C'est novateur Eliam, mais aussi très dangereux, remarqua Adrissa en s'écartant de son fils pour pouvoir sonder son regard.

- Peut-être, mais maintenant que nous avons vaincu Cy, que Dragan est mort, le danger me semble relatif.

- Je pense que tes idées sont louables, mais ne va pas trop vite et surtout gardes un œil sur tes arrières. Tu dois aussi sérieusement penser à la continuité de notre dynastie.