1 - Curseur

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Le curseur noir attendait. C'était sa grande spécialité. Quoi qu'il arrive, le curseur noir attendait. Il n'était jamais en avance, il attendait sagement qu'on lui dise quoi faire. Il pouvait arriver qu'il se prenne dans un lag passant par là et alors il était en retard. Mais la plupart du temps, le curseur noir se contentait d'être là, clignotant bêtement sur la page blanche sans trop savoir quoi faire de lui. Avec le temps, ils avaient appris à se connaître avec Jilian. Il faut dire qu'ils en avaient passées des heures à se regarder, blanc des yeux face à blanc de l'écran. Le curseur clignotait à intervalles réguliers, parfait métronome des mots à naître... Jilian s'était toujours dit qu'un jour il faudrait qu'il fasse des recherches pour voir s'il y avait des moyens d'influencer la vitesse du clignotement. Il pourrait alors le faire aller plus vite, si les délais qu'il devait tenir l'exigeaient, ou plus lentement, si les mots exigeaient une plus grande précision. Si ce n'était pas encore réel, c'était déjà une sensation récurrente. Quand il fixait le curseur trop longtemps, cela devenait presque aussi agaçant que quelqu'un tapotant des doigts sur une table. Un signe d'impatience comme un autre... C'était encore plus agaçant venant d'un ordinateur qui n'avait rien d'autre à faire de ses journées que d'attendre qu'on lui dise quoi faire. Tandis qu'il se laissait emporter par les réflexions qui découlaient de ce constat, le curseur noir clignotait toujours, imperturbable, infatigable. Toujours le même espace-temps entre une apparition et une disparition. Et tant que Jilian ne recommençait pas à faire danser ses doigts sur le clavier, rien ne changeait.

Enfin presque. Au bout d'un moment, à force de fixement, à force de clignotement noir sur blanc dans un espace-temps prédéterminé, le curseur finissait par devenir flou. Les quelques lignes qu'il avait pu laisser derrière lui s'embrouillaient, et quand Jilian relevait finalement la tête, il pouvait les voir s'imprimer partout sur les murs du salon... Signe qu'il était temps de s'arrêter.

À partir de là, Jilian Break s'affalait sur le canapé, la tête en arrière, regardant dans le vide, suivant les lignes qui se dessinaient en même temps qu'elles s'évaporaient autour de lui. On aurait dit un ballet organisé au millimètre. Les lignes noires, autrefois suites de mots s'enchaînant jusqu'à la phrase complète, s'enchaînant alors à d'autres pour former un texte qu'il espérait cohérent, ces lignes noires donc, n'étaient plus rien d'autres que des lignes à peine esquissées, mortes avant d'avoir vu la moindre virgule. Elles s'embrouillaient sur les murs sans s'embarrasser des meubles ou des coulures de peinture. En choisissant d'ignorer complètement les éléments du décor qu'elles recouvraient, elle donnait une nouvelle vie au petit monde de Jilian. Elles changeaient le relief, la couleur. Tout semblait bousculé et pourtant rien n'avait bougé.

Après avoir passé une journée plus ou moins longue, le corps plié, crispé et concentré sur l'ordinateur, le monde semblait s'être rétréci, refermé, réduit sur l'écran face à lui avant de ne plus exister en dehors du curseur noir clignotant sur l'écran blanc. Alors quand les lignes s'embrouillaient, quand le curseur semblait se caler sur une arythmie digne des plus grands batteurs de jazz d'improvisation, c'était signe que le monde n'en pouvait plus de se contenir à une simple petite ligne qui n'existait que dans un clignotement. Le monde, voulant regagner son droit à une existence complète, se mettait alors à brouiller les lignes avec la rage d'en découdre. Arrivait alors la seconde où Jilian avait l'impression de fixer le vide. Comme si un trou noir s'ouvrait dans l'écran afin de mieux laisser sortir le monde entier. Une brèche dans son monde restreint, et voilà que les lignes s'en allaient exploser sur les murs du salon. La force de l'implosion le propulsait tout au fond du canapé. S'il avait envoyé sa voiture contre un arbre, le mouvement aurait probablement été le même. La tête décrivant un arc parfait vers l'arrière, tandis que les bras paniquaient vainement dans l'espace restreint qu'on leur imposait. Il souriait alors stupidement, contemplant devant lui le spectacle du monde revenant à sa taille normale. Tandis que les muscles de sa nuque et de son dos reprenaient une existence normale, ses yeux s'accordaient enfin le droit d'errer d'images en images sans chercher à déchiffrer. Les lignes, anciens mots anciennes phrases anciennes significations, se répandaient consciencieusement, déterrant ici les souvenirs de son emménagement, des travaux, là une date limite bientôt dépassée, parfois même le rappel d'un coup de téléphone à passer...

Littéralement l'océanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant