Holda avait toujours bien fait son travail. Oh ça oui ! Elle travaillait pour la maison Ynghriorn depuis sa plus tendre enfance et jamais elle n'avait commis de faute dans ses fonctions. Ça, jamais. Holda avait d'ailleurs eu le privilège de grandir dans l'enceinte du château. Née sans père et sa mère étant décédé lors de ses 2 ans, elle avait été recueillie par les servantes de la demeure du roi qui l'avaient pris sous son aile car sa mère avait, durant des années, travaillé à leur côté. Holda avait donc grandit en étant formée à servir ses maîtres, la famille royale du Royaume de Borun. La vieille femme leur devait beaucoup. Elle leur devait même toute sa vie.
Cependant, une grande période s'était écoulée depuis qu'elle avait été recueillie. Holda avait depuis longtemps prit un mari, eut une tripoté d'enfants – trois fils et quatre filles pour être exact – et passé la quasi-totalité de sa vie dans les cuisines du château. Elle avait vu passé trois générations de rois depuis ses fourneaux. Mais la vieille femme commençait à présent à douter de voir la prochaine génération monter sur le trône, bien qu'elle sut d'instinct que la jeune Hedda, l'héritière, ferait une souveraine bonne et juste. Elle sentait bien que ses mains, ces larges paumes avec d'épais doigts fripés qui avaient été habitués à travailler la pâte depuis des dizaines d'années, commençaient à fatiguer. Elle n'était déjà plus en capacité de sentir le pain sous ses doigts.
Holda était une femme du peuple. Une vraie. En la voyant, on n'aurait d'ailleurs plus tendance à la croire paysanne que cuisinière. La vieille femme tenait sur deux épaisses mais courtes jambes qui, malgré son âge, auraient pu la porter jusqu'au bout du monde et même si elle faisait souffrir son dos, l'opulente poitrine de la vieille cuisinière ne semblait pas la gêner dans son travail. Quant à ses deux larges bras, on devinait facilement qu'Holda avait passé sa vie à travailler dur. Cet effet étant appuyé par les deux mains de travailleuse de la vieille femme. Les autres servantes avaient d'ailleurs remarqué que la doyenne du château commençait à courber l'échine. Le poids de son travail lui pesait et la vieille femme déjà loin d'être grande commençait à rapetisser sous l'effet de l'âge.
Mais les stigmates de sa vie se remarquaient surtout sur son visage. Au centre de sa tête, deux petits yeux dures mais fatigués étaient entourés de grandes rigoles qui se creusaient davantage avec l'âge. Ces rides descendaient jusqu'à la fine bouche aux lèvres presque inexistante d'Holda et remontaient jusqu'en haut du front de la vieille femme, lui donnant tantôt un air triste et fatigué, tantôt un air dur. La peau de la doyenne était tellement ridée que l'on avait l'impression qu'il aurait suffis qu'elle ouvre un peu trop la bouche pour que la peau de cette dernière ne se craquelle et qu'elle tombe en poussière.
Cependant malgré son âge avancé, Holda était respectée dans le château, personne n'osait la contredire ou ne se risquait à prendre ses foudres. Surtout les jeunes servantes qui, bien qu'elles sussent la vieille dame juste et bonne, savaient aussi qu'elle se montrait sévère lorsque l'une d'elles faisaient une erreur aux fourneaux. C'était d'ailleurs elle qui supervisait les cuisines et s'occupait de chaque repas, de chaque banquet ou de chaque important dîner comme les fêtes, les mariages ou encore les rencontres entre dirigeants.
C'est donc comme à son habitude que la vieille femme se rendit en cuisine ce matin-là. Holda avait, depuis son réveil, la sensation que quelque chose d'inhabituel s'était produit. Toute la nuit, elle avait entendu du bruit agiter le château et elle avait passé assez de temps dans ce château pour remarquer lorsque le comportement des grands gens de la bâtisse changeaient. Cependant la vieille femme savait que cela n'était pas ses affaires et tant que cela ne concernait pas les fourneaux ou le repas du roi, elle n'avait pas à s'en mêler. Holda sortit donc ses sornettes de son esprit et se hâta de rejoindre les cuisines afin de commencer à préparer le premier repas royal de la journée.
Malgré tout Holda dut se rendre à l'évidence. Elle n'était pas la seule à s'être rendue compte de l'étrange atmosphère qui régnait dans le château, les servantes qui travaillaient avec elle derrière les fourneaux n'arrêtaient pas depuis le début de murmurer des rumeurs entre elles. Lorsque la vieille femme fut lassée de les voir jacasser comme des béquasses sur des affaires qui ne les regardaient nullement, elle cogna de sa grosse louche le sommet de la tête d'une des servantes qui murmurait sur le roi. Le coup résonna part dessus tous les autres sons de la cuisine et les discutions se stoppèrent.
« Mesdemoiselles ! » Commença d'une forte bien que chevrotante Holda. « Les affaires du château ne vous regardent pas tant que l'on ne vous en parle pas. Alors au lieu de jaser sur le dos du roi qui a la bienveillance de vous octroyer le lit et le couvert, vous feriez mieux de vous presser de préparer son repas. »
Rapidement toutes les servantes se remirent à travailler dans le silence et Holda en fut rassurée. Elle retourna remuer son potage d'une main puissante. Pendant plusieurs minutes, un silence religieux régna dans la grande pièce, seulement ponctué par les claquements des couteaux sur le bois ou par le bruit sec des plumes qu'on arrachait du corps dodu des oiseaux près à être cuisinés. Mais toutes les filles de la cuisine entendaient les claquements des pas des soldats qui semblaient se presser dans les couloirs de la demeure, toutes les filles entendaient les murmures qui parcouraient les corridors du château et Holda se fit une raison. Ce n'était pas parce qu'elle interdisait à ses filles de parler que les rumeurs ne circuleraient pas. Cependant la vieille femme ne pouvait se résoudre à les laisser parler et fit abstraction de tout ça en se concentrant sur sa mission : préparer le repas de ses maitres.
Soudain sa main se figea au-dessus de son potage. Non, elle ne pouvait y croire. Son oreille lui jouait-elle des tours ? Elle ne voyait pas d'autres explications car cela n'avait aucun sens. Pourtant lorsque Holda se tourna, le visage livide, vers ses filles, elle sut à leurs regards qu'elle ne rêvait pas. Sonnait dans un tourbillon de cloches l'annonce funeste qui était tant redouté par tout le pays. Des dizaines de cloches au son cristallin tintaient dans une volée pourtant plutôt harmonieuse depuis l'immense clocher du château. Chaque tintement ancrait un peu plus Holda dans la réalité.
Au bout de quelques instants, Bera, une jeune fille plutôt farouche à la quinzaine, se racla la gorge, alarmée par le visage de la vieille femme. Ce fut la seule à oser prendre la parole.
« Holda ? Qu'est'ça veut ben dire ces cloches ? T'sais toi ? »
La doyenne hocha la tête. Un air triste avait dorénavant pris place sur son visage. Elle prit le temps de poser sa grande louche sur la table en bois devant elle avant de s'appuyer dessus, comme si le monde entier était posé sur ses épaules.
« Cela veut dire, mesdemoiselles, qu'il faudra enlever un couvert à la table. Le roi n'est plus. »

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Les Yeux de la Chouette
FantasyC'est le choc pour Hedda, l'héritière du royaume de Borun. Elle, qui avait eu jusque là une vie paisible, découvre à ses dépends la signification du mot "complot" et perd tout ce qu'elle possède en l'espace de deux semaines : ses parents, son trône...