Chapitre 7

128 21 42
                                    

En sortant du bureau de mon père, je ne me retiens pas de m'affaler contre le battant dans mon dos. L'arrière de mon crâne repose sur le bois rêche, tandis que je lève mes iris vers le plafond immaculé. Je reste un long moment ainsi, sans bouger ni rien éprouver d'autre qu'une profonde lassitude, en plus de ma douleur constante.

Un seul coup d'œil en arrière dans la galerie de mes pensées me ramène inlassablement à cette grotte, à ces tunnels, à la foudre qui jaillit du ciel...

La mort dans ses prunelles ; la mort qu'il administre autour de lui ; le sang sur ses mains ; les battements trop réguliers de son cœur.

La mâchoire contractée, j'affronte à nouveau toutes ces images, auxquelles s'ajoutent certaines plus douces et colorées. Le Allan d'hier et le Allan d'aujourd'hui se superposent à l'infini dans mon esprit, et je m'étonne de découvrir au fil des secondes que ce sont les réminiscences de mon lié d'avant qui me font le plus mal. Elles me paraissent cruelles parce que soudain irréelles et illusoires. Elles reflètent une réalité qui deviendra de plus en plus lointaine, de plus en plus floue si je n'y prends pas garde.

Son sourire, ses baisers, sa patience, sa fougue...

Mon cœur tremble sous ces assauts, se racornit et s'effrite alors que je pensais que le pire était passé. Tout à coup, je me rends compte que mes souvenirs, tous ces délicieux souvenirs que je chéris, menacent de me faire perdre la raison. Le fossé entre eux et le présent est intolérable, ses proportions sont tellement démesurées... ! Je ne peux pas les laisser m'accaparer, je ne peux pas m'effondrer maintenant.

Mais je ne peux pas non plus accepter qu'ils ne soient plus que cela : des souvenirs. Parce qu'y renoncer, c'est commencer à renoncer à lui... Et c'est hors de question.

Pour le moment.

Déchirée et meurtrie, je renâcle en gardant ma tête contre le bois, puis cille à plusieurs reprises. Je lutte une nouvelle fois contre la lame de fond qui désire me faucher et m'engloutir. Pour m'y aider, je contracte mes poings, inspire à pleins poumons. En moi-même, je me félicite de l'absence de tremblements dans mon souffle profond, avant de me décaler de ma pseudo planche de salut. Il est temps pour moi de partir d'ici, de me recentrer... et de monter sur un nouveau front. Un auquel j'aurais souhaité ne jamais avoir affaire. Un qui ne peut pas attendre, même si je pressens qu'il va me fissurer encore un peu plus de l'intérieur.

Tant de regrets, tant de douleur...

Je me laisse donc porter en avant et suis à la fois mon instinct et mon flair pour repérer la piste la plus récente laissée sur le sol. Comme je le pressentais, je dois revenir sur mes pas, au niveau du hall d'entrée, puis bifurquer vers l'une des sorties du jardin, droit sur la parcelle est du domaine. La timide arrivée du printemps a réussi à faire son œuvre ici en parant la nature de son herbe la plus tendre et de ses arbres les plus touffus. La quiétude des lieux est saisissante, c'est un véritable havre de paix aux couleurs rutilantes, qui pourrait presque m'arracher une mimique apaisée.

Je dis bien « presque ».

Je fais crisser légèrement la verdure sous mes pieds à mesure que je la traverse et passe à proximité d'érables vaillants. Mes vêtements effleurent les quelques arbustes et fougères lorsque je m'enfonce dans la zone plus sauvage et reliée à l'immense forêt qui l'entoure. Je vire à gauche, puis une dernière fois à droite pour atteindre le terrain plus découvert, et m'arrête à une dizaine de mètres de ma destination finale.

Devant moi, se dresse un tronc large, robuste, qui a résisté à l'épreuve du temps. Ses branches s'agitent sous la brise et cette dernière décroche quelques jeunes feuilles et les fait s'envoler jusqu'à moi. Il s'agit d'un frêne, un frêne blanc plus précisément. Un frêne qui a été planté ici il y a plus d'un siècle déjà. Il est unique en son genre dans notre région, car ceux de son espèce n'y poussent pas naturellement. Et personne à des kilomètres à la ronde n'a jamais eu idée ou envie d'en planter non plus.

Anien Don II - En Eaux TroublesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant