Chapitre 8

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Cité de Aguateca, Guatemala, 385 apr. J.-C.

— Allez, Yatzil ! Continue comme ça, tu y es presque.

Les yeux sombres de ma belle-sœur alpaguent mon regard et véhiculent l'angoisse et la douleur qui l'habitent.

— Je n'y arriverai pas, ahane-t-elle entre deux souffles hachurés. Ça fait trop mal...

Adossée à une colonne, elle étouffe un gémissement en se repliant vers l'avant. Son énorme ventre soubresaute une nouvelle fois, et les muscles de ses bras et de son cou se bandent pour absorber la douleur. Ses jambes, qui étaient repliées près de sa poitrine jusque-là pour favoriser l'ouverture de son bas-ventre, se tendent à moitié sous l'effet du choc.

— Je n'y arriverai pas, répète la jeune femme, le visage dégoulinant de sueur.

— Bien sûr que si ! m'exclamé-je en retenant ses genoux pliés dans un angle plus grand. Tout va bien se passer, Yatzil. Tu verras.

J'attrape le linge humide que me tend l'une des autres femmes parmi nous, et l'applique sur son front, sa nuque, ses joues brûlantes. Ma belle-sœur crispe intensément les paupières lorsqu'un autre assaut la saisit et broie mes doigts sans modération. Je n'émets aucune plainte, je ne ressens d'ailleurs aucune forme de souffrance : la pression de sa paume m'informe qu'elle y met pourtant toute sa force, mais, comme bien souvent, cela ne m'atteint pas. Il en faut plus, bien plus, pour me faire mal. Depuis bien des cycles à présent, je suis devenue l'exutoire préféré des femmes enceintes et de certaines personnes malades. Ma résistance hors-norme et mon désir de les soulager me rendent très populaire auprès d'elles.

Le cri étranglé qui franchit les lèvres de Yatzil ramène mon attention sur son visage plutôt que sur sa poigne, et la profonde grimace qui barre soudain ses traits estompe grandement la beauté naturelle de la Maya.

— Et si tu te trompais ? meugle-t-elle en croisant mes prunelles. S'il arrivait quelque chose d'horrible ? Et s'il ne survivait pas comme d'autres avant lui ?

Un court frisson remonte mon échine à l'entente de cette dernière question empreinte d'une peur sans nom. Malheureusement, les craintes de ma belle-sœur sont légitimes : certains bébés meurent avant même d'avoir vu le jour, ou ne résistent pas longtemps hors du ventre protecteur de leur mère. C'est là un drame qui arrive dans nos civilisations, mais force nous est de constater qu'il se réalise aussi lorsque des êtres comme moi contribuent à donner la vie. Un véritable choc pour nombre d'entre nous, et ce, malgré les cycles qui passent.

Mes sœurs, mes frères, mon ancien peuple qui s'est dispersé aux quatre vents, ma famille plus éloignée, et d'autres encore se voient touchés par cette infortune. Notre sang changé par les dieux semble être corrompu. Il ne rend qu'une poignée d'entre nous plus endurcis et puissants, et tous les enfants que nous enfantons ne survivent pas à sa magie. Beaucoup jugent cela comme un signe positif de la part de nos divinités qui nous informent par-là que seuls les plus « purs » méritent de développer leur grâce, qu'ils font un choix, une sélection pour chaque naissance. Mais d'autres voient cela comme l'expression incontestable d'une malédiction : à vouloir trop tutoyer le divin, mes semblables et moi-même sommes punis pour notre arrogance. Et la femme de mon jeune frère, Acan, le sait parfaitement.

— Je sens qu'il va arriver malheur, à moi ou à mon bébé, reprend cette dernière avec un accent paniqué dans la voix. Les dieux m'ont abandonnée. Ils nous ont abandonnés !

— Calme-toi, calme-toi, la seriné-je sans cesser de lui tamponner le visage et sa poitrine nue. La peur te fait délirer. Essaie de te reprendre et concentre-toi seulement sur ton bébé. C'est ça le plus important.

Anien Don II - En Eaux TroublesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant