Chapitre 14

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Aux abords de Cambridge, Angleterre, 1659

J'ai froid.

J'ai froid en dedans et en dehors. Cette sensation englobe autant mes jambes et mon buste lacérés que mes organes en partie perforés.

Le bruissement de pas sur l'herbe et les feuillages m'apprennent que mes adversaires se retirent. Mes paupières tuméfiées ne parviennent plus à s'ouvrir, je ne peux plus que compter sur mon ouïe toujours en alerte.

En ripant, mes doigts rencontrent le fin courant d'eau du ravin dans lequel je suis tombée. Couchée sur le flanc, l'autre bras ramené contre ma poitrine ensanglantée, j'ouvre la bouche de quelques centimètres et cherche une goulée d'air, aussi infime soit-elle, pour soulager mes poumons compressés. Un agglomérat de sang se détache de mes lèvres boursouflées dans la manœuvre. Une seconde plus tard, je ne perçois plus que le clapotis de l'eau alors que j'inspire avec difficulté. Les berserkers sont partis, je me retrouve totalement seule.

Le froid persiste et s'infiltre loin dans mes os et ma moelle. Je crois que mon corps, en état de choc, grelotte un peu et fait trembler mes lèvres qui s'acharnent à récupérer de l'air. Celui-ci entre et se mélange au sang qui imbibe mes parois internes. Mon palais, ma gorge, ma trachée... je déglutis une salive souillée et très épaisse.

Je ne m'imaginais pas, en débutant cette bataille contre ces troupes de sorciers et de berserkers, que ce serait là mon ultime lutte. Nos affrontements n'avaient rien d'extraordinaire en soi, j'en ai mené d'autres bien plus rudes et costauds au fil des siècles. Mais aujourd'hui, les soldats scandinaves ont monté un plan imparable dans le feu de l'action et alors que mes alliés avaient le dos tourné au lieu où je me trouvais. Accaparés par leurs propres échauffourées, mes hommes et femmes ne m'ont pas vue disparaître dans ce vallon et m'y faire tuer.

L'un de mes yeux s'ouvre brutalement au souvenir de leurs grognements guerriers et du craquement sourd de mes os. Une poignée de secondes m'est nécessaire pour faire le point et discerner le cours d'eau devant moi et celui plus imposant dans le lit principal, à quelques pas de ma position. L'ondée est opaque, troublée par la teinture rouge qui s'échappe de mes blessures. Je cille plusieurs fois et déporte mon attention sur le reste de mon environnement, le poids mort que je représente s'affaissant davantage dans la boue alentour.

Je ne vois que de l'herbe, des feuilles et de la terre sous cet angle de vue. Sur une impulsion, je tourne la tête face contre terre, enveloppe mes narines d'une odeur prononcée d'humus. À plat ventre, j'effectue de très lents mouvements de coude et de glissements de buste afin de me déplacer, centimètre après centimètre.

Je ne sais pas pourquoi je me donne tout ce mal, je ne comprends pas pourquoi je tiens tant à me sortir de ce ravin. Une force obscure me murmure de ramper hors du ruisseau, de chercher une autre place plus accueillante... Un dernier instinct de préservation grotesque peut-être ? Ou une tentative désespérée et un peu folle de m'éteindre à l'abri de tout et de tous, comme le font certains animaux ?

Un geignement rauque s'élève dans ma gorge alors que je pousse et pousse encore sur mes membres pour avancer. Et ce n'est qu'une éternité plus tard que j'atterris au pied d'un arbre large et rugueux, tandis que des traînées de sang sont lâchées dans mon sillage. Mes mains frêles se portent sur les quelques racines apparentes du tronc et s'y accrochent pour me porter au plus près de ce dernier. Elles glissent par moments, humides d'hémoglobine comme le reste de mon être, mais je finis par m'adosser contre l'arborescence et par y déposer ma joue, comme s'il s'agissait d'un énorme oreiller.

Alors que j'observe une dernière fois le paysage flou, je me demande si mes frères et sœurs ressentaient le même vide, le même froid, la même impression de vertige et de chute mêlées lorsqu'ils agonisaient. J'étais présente pour chacun de leur trépas, j'ai assisté à leurs derniers mots, à leur dernier souffle, mais je n'ai jamais su ce qu'ils éprouvaient dans leur chair au moment de partir.

Anien Don II - En Eaux TroublesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant