Anien Don II - En Eaux Troubles

Chapitre 5

Le silence est lourd et infini dans le bureau de mon père. Après l'action détonante et la poussée d'adrénaline que nous avons vécues dans ce QG, le changement est saisissant, perturbant même. La longue heure passée ici, à réentendre le déroulé de notre journée de malheur, comparer les versions des groupes formés sur l'enchaînement des opérations, quantifier le nombre de nos pertes, a menacé de me tuer au moins dix bonnes fois.

Nous nous sommes fait piéger en bonne et due forme. Nos ennemis ont tout mis en place sciemment afin de nous attirer là où ils le souhaitaient. Ils ont fait en sorte que nous les repérions à cet entrepôt, avant de se séparer pour que le deuxième groupe soit pris en chasse sur le Lacey V. Murrow Bridge. Deuxième groupe qui a bien sûr été exterminé par ses poursuivants, d'où l'absence totale de nouvelles de leur part...

Tout a été orchestré, géré et peaufiné dans le but de mettre la main sur Allan. Sans doute que Jarlath et ses sbires avaient un plan de secours s'il s'était avéré que l'hybride n'était pas avec nous sur cette mission – comme ça a déjà été le cas lors d'autres attaques qu'ils ont menées –, quelque chose comme kidnapper une personne influente des troupes, moi très certainement, et faire un échange par la suite. Échange qui se serait fait à leurs conditions et dans un endroit piégé par leurs soins pour qu'il ne reste aucun survivant une fois Allan dans leurs rangs.

Ils n'ont toutefois pas eu besoin de dévier leur stratégie première. Ils ont eu ce qu'ils voulaient, leur embuscade a payé. Et c'est en partie à cause de moi.

— Quelques-uns des nôtres viennent de prendre la route en direction de l'entrepôt et des autres sites de combat pour tenter de... ramener des corps, nous informe Elias en repassant le pas de la porte après son coup de fil. Ils couvrent leurs arrières.

— Je doute qu'ils craignent quoi que ce soit dans l'immédiat, exprime Necahual. Jarlath ne va plus nous persécuter pour le moment...

Le vampire doit tester son arme de guerre et la mettre au point avant de la lancer sur ses cibles. Mais d'après ce dont nous avons été témoins à Mercer Way, cela ne lui demandera pas beaucoup de temps... À force d'ordres et sous l'influence de ce sang, de cette part d'essence qu'a « cédé » Jarlath à Allan, le nouvel apprentissage de ce dernier va être placé sous le signe de la rapidité et de la brutalité. Ainsi, Jarlath va enfin obtenir ce qu'il a toujours voulu : asservir les hommes, chasser ceux qui se dressent sur son chemin, et prendre le pouvoir partout où il passera.

Prostrée dans un coin de la pièce, à l'écart du petit groupe restreint et de la chaleur du feu dans l'âtre, je me figure à nouveau l'expression morne de mon lié tandis qu'il écharpait ce qui était à sa portée. Je ne bouge pas, je ne dis rien, je ne regarde personne non plus. Je sens les yeux de notre chef posés sur moi et scruter mes traits, mais je ne lui rends pas la pareille. Ni à lui, ni aux autres qui me décochent une œillade inquiète de temps en temps. Mon attention est focalisée sur le passé, mes prunelles absorbées par le vide qu'elles fixent. J'entends ce qui se dit – lorsque le silence est brisé par une intervention quelconque –, mais n'y réagis pas.

Je n'ai plus prononcé un mot depuis notre fuite en voiture. Une fois que nous avons été sûrs d'avoir laissé loin derrière nos assaillants, je n'ai plus eu aucune force, plus eu aucune énergie. Mon dos s'est enfoncé dans le siège, ma tête s'est collée à la vitre frémissante... et c'est tout.

« État de choc », « Contrecoup » diraient certains devant le détachement et l'automatisme dont je fais preuve depuis. J'aurais du mal à les contredire ; ce sont des termes qui sonnent bien à mon oreille et qui expliquent pourquoi je ne me suis pas plus émue en entendant ma meilleure amie pleurer sur la dépouille de Sander. Ni quand elle l'a fait monter dans sa chambre, malgré les protestations de quelques habitants. Ni quand j'ai croisé le regard abattu et troublé de mon père avant de m'en détourner pour de bon, alors que les survivants lui comptaient nos tribulations.