Chapitre 16

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Rue du secteur ouest, Seattle, 2018

— Dis quelque chose, s'il te plaît, finit-il par m'implorer, n'y tenant plus.

Mais je n'y arrive pas. J'en suis incapable. Parfaitement incapable depuis plusieurs minutes déjà... Je suis comme tétanisée, tous mes muscles se sont figés. Le choc est trop rude, la pression dans ma poitrine et sous mon crâne trop forte.

Je ne dis rien, j'arrive à peine à ouvrir la bouche pour la refermer aussi sec ensuite, et je sens plus que je ne vois que mon mutisme effraie Allan. Lui aussi est contracté, et surtout, son teint naturellement pâle gagne en lividité de seconde en seconde. Et ses yeux... ses yeux bleus, eux, ne brillent plus. Ils sont ternes, usés jusqu'à la corde.

Où est donc passée l'incroyable lueur qui les habitait il y a peu, alors qu'il était en moi, à deux doigts de me soutirer un profond cri de jouissance ? Qu'est devenu son éclat fabuleux ? J'ai soudain l'impression de ne pas avoir affaire au même homme, et cela m'inquiète autant que ça me fend le cœur.

Je détourne le regard, le laisse se perdre sur la vitre près de moi au moment où mes dents pincent la peau de mes joues.

— Je ne sais pas quoi dire, Allan..., murmuré-je d'un ton morne et bas, si bas.

— Tu ne sais pas ?

— Non... Je suis...

Je referme la bouche, cherche comment terminer ma phrase, puis reprends.

— Je suis perdue. Je ne m'attendais pas à ce que tu me dises tout ça.

Sa respiration se coupe brutalement, ce qui ramène mon attention sur sa personne. Les yeux exorbités et la face toujours aussi blême, Allan arbore une expression choquée combinée à une horrible grimace, comme si l'on venait de lui asséner un coup sec dans l'estomac.

— Tu... ne t'y... attendais pas ?

Son élocution est laborieuse, la stupeur prend possession de ses cordes vocales... mais pas que. Une autre émotion, plus brûlante et mordante, se fraie un chemin dans ses mots et sur son visage, petit à petit. Et sa morsure m'atteint droit à la jugulaire, relançant les battements affolés de mon cœur.

— Tu ne peux pas sérieusement penser ça... Tu ne peux pas sérieusement croire que je n'aurais rien à redire là-dessus, s'exclame-t-il en tentant de ne pas laisser la rage trop imprégner sa voix.

— Si, je t'assure que je suis vraiment surprise, répliqué-je en clignant des yeux, malgré tout soufflée par sa clameur.

— Oh, Eleuia enfin... ! Comment peux-tu dire ça ? se lamente-t-il, aussi dépité qu'énervé.

Ma cage thoracique tremble presque sous les impulsions effrénées de mon palpitant. J'ai chaud puis froid dans la même seconde, tant mon trouble est puissant. Comment en sommes-nous arrivés là ? Pourquoi ce virage à cent quatre-vingt degrés ? Pourquoi me faire ça, pourquoi nous faire ça ?

Tu sais pourquoi.

— Tu ne peux pas me dissimuler tes réticences, Eleuia. C'est d'ailleurs l'une des seules choses limpides et franches que je lis en premier en toi, m'avertit mon lié en secouant la tête devant mon air vaguement coupable, désormais. Pourquoi tentes-tu toujours de prendre la fuite devant moi ?

— Je ne fuis pas, là.

— Mais tu ne m'affrontes pas pour autant, argue-t-il à son tour.

— Je ne savais pas que nous menions un combat, toi et moi, rétorqué-je, les sourcils froncés.

— C'est pourtant vrai. Depuis que je te connais, je mène une lutte sans merci contre toi. D'abord pour que tu m'acceptes dans ta vie, ensuite pour que tu apprennes à ne pas me rejeter continuellement, et enfin pour que nous obtenions ce que nous voulons l'un de l'autre.

Anien Don II - En Eaux TroublesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant