Chapitre 10

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Près d'Alfriston, Sussex, 1275

— Tu dois te laisser glisser sur le sol, Eleuia. Je te l'ai déjà dit, m'apostrophe mon frère aîné.

Je souffle sans grâce, le front pressé contre le pommeau de mon épée. L'air sifflant entre mes lèvres s'écrase et forme une buée fine sur la lame polie. Le corps fébrile et la nuque raide, je m'efforce de redresser mon buste pour me remettre en garde. Les heures que nous venons de passer à nous entraîner, Yaotl et moi, viennent doucement à bout de mes réserves et de ma résistance. Les muscles de mes bras tressautent alors que je ramène le lourd poids entre mes mains près de mon visage.

La respiration courte, je passe toutefois à l'offensive en brandissant mon arme et me précipite sur mon frère. Ce dernier ajuste sa propre prise sur son épée, la redresse à temps pour faire tinter leur fer, puis tourne sur lui-même avec fluidité. L'instant d'après, la pointe de sa lame appuie sur le milieu de mon dos.

— Tu appelles ça glisser sur le sol ? On aurait dit un taureau qui charge ! me rabroue Yaotl avec un claquement de langue.

— On n'est pas dans une de tes danses, on est en train de combattre ! lui rappelé-je tout aussi sèchement. Arrête de me prendre de haut.

— Et toi, arrête d'être aussi bornée. Ça fait des années que je t'initie à ma pratique parce que tu me l'as demandé, si tu te souviens bien. Je sais me battre depuis longtemps et gagner mes combats, moi. Et qu'est-ce que je n'arrête pas de t'apprendre ?

Je grince des dents en l'entendant nous dissocier ainsi. La supériorité martiale de mon aîné n'est plus à prouver : les batailles et guerres dans lesquelles il a pris part ne l'ont jamais terrassé ou affaibli. Il semble même en ressortir plus puissant, plus fort. Il était déjà un très bon guerrier au Mexique, lorsque nous y vivions encore et avant que nos pouvoirs apparaissent. Il n'a fait que s'améliorer, se bonifier de lutte en lutte...

— Que danse et combat s'apprivoisent, récité-je pour répondre à sa question.

J'ai toujours admiré Yaotl ; enfant, je désirais déjà suivre ses traces et partir au combat à ses côtés, malgré mon sexe et mon rang. Notre existence hors du commun m'a offert cette possibilité qui était alors inaccessible. J'ai tout appris de lui, m'entraînant et imitant tout ce qu'il faisait et la manière dont il exécutait ses gestes. J'ai eu le plaisir de découvrir que je n'étais pas aussi médiocre que je le pensais : au contraire, mon frère estimait que j'avais des prédispositions pour la lutte. Un peu comme lui, quand il a commencé sa formation, il y a neuf cents ans de cela. Cependant, je n'ai pas son pareil pour me mouvoir avec agilité et finesse.

Glisser, pivoter, me faufiler, serpenter... tout cela en esquivant ou en portant des coups à pleine vitesse. Je suis encore loin du compte. J'ai tendance à tout miser sur ma vélocité et ma force, et si cela suffit dans la majeure partie des cas, il arrive toujours un moment où ce manque de fluidité et d'enchaînement me porte préjudice et où Yaotl est obligé de me porter secours...

Mes joues s'échauffent légèrement lorsque je repense au nombre de fois où le guerrier est apparu dans le dos ou sur le côté de mon assaillant pour lui donner le coup de grâce avant que lui tente de me le porter.

Honteuse et dépitée, je soupire et passe mes doigts dans mes cheveux poisseux de sueur.

— Je sais que tu as raison, Yaotl... Je suis juste énervée et frustrée de voir que je n'y arrive pas aussi bien que toi, murmuré-je en jetant un bref coup d'œil sur l'intéressé.

Une lueur de compassion et de tendresse passe dans son regard alors qu'il s'approche et m'attrape par les épaules.

— Tu es si dure avec toi-même par moments... Eleuia, notre longévité nous offre la chance infinie de pouvoir nous améliorer ensemble et avec le concours d'autres personnes aux savoirs et expériences multiples. Regarde déjà tout ce que tu as appris, tout ce que tu as intégré depuis le Mexique ! Tu es une excellente élève qui persiste dans ses efforts, m'assure mon mentor, ses iris confiants plantés dans les miens. Et un jour, tu seras préceptrice à ton tour.

Anien Don II - En Eaux TroublesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant