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-Tu ne peux pas faire un petit effort ?

Dans mon souvenir, c'est la phrase qui a tout déclenché. Et la mine qui l'accompagnait. S'il n'y avait eu que les mots, si ma tante n'avait pas eu pour les dire cet air consterné, cet air si profondément désappointé, je n'aurais pas pris les décisions que j'ai prises. Et elles n'auraient pas été suivies des conséquences qui les ont suivies. C'était le battement d'ailes du papillon. Celui qui entraîne le tsunami. En l'occurrence, ma tante faisait le papillon. Elle battait des ailes tant qu'elle pouvait. Le tsunami est arrivé après.

-Tu ne peux pas faire un petit effort ?

Pendant quelques secondes, je me suis demandé ce qu'elle voulait dire. Je n'était pas plus sale, ni plus impolie que d'habitude. Et d'habitude, je suis plutôt propre et aimable. Mais, comme son regard désolé me détaillait des pieds à la tête, l'évidence s'est imposée. Les efforts devaient porter sur mon allure. Pas sur mon intelligence, mes résultats sportifs, mes capacités relationnelles, mes bulletins scolaires. Sur ma présentation. Quelque chose n'allait pas. Du tout.

-Qu'est-ce qui ne va pas ?

-Tu t'es regardée avant de sortir ?

Elle était à la limite de la grossièreté. Mais je n'ai pas eu le courage de le lui faire remarquer. Car voilà ce que j'avais sur les lèvres : '' Tu t'es regardée, toi ? '' Ce n'est pas une chose à dire à quelqu'un qui a sur vous l'avantage de l'âge (elle a environ le triple du mien), qui est mieux placé dans la hiérarchie familiale (je ne suis que sa nièce), et qui n'est pas volontairement méchant (elle a plutôt la réputation d'une poire).

-Non, j'ai dit.

J'aurais pu plaider que ne pas se regarder dans une glace était une circonstance atténuante. Elle s'était certainement, elle, regardée, et longuement. Sortir dans son accoutrement n'est pas une décision qui se prend à la légère. Il faut avoir pesé le pour et le contre. Et assumer. L'aspect de ma tante ne devait rien au hasard, ni à la négligence. Sa robe ouverte sur les genoux, ses cheveux décolorés, le bleu pétrole de ses paupières, les échasses sur lesquelles elle était juchée : tout avait été mûrement réfléchi. Et c'était pire.

-Ma petite fille...., a-t-elle soupiré.

-Quoi ?

Mais elle s'est contentée de répéter :

-Ma petite fille...

Elle n'a pas eu besoin d'en dire plus; Je savais ce qu'elle pensait : '' Quand donc cette pauvre chose disgracieuse se décidera-t-elle à se transformer en jeune fille ? Quand donc renoncera-t-elle aux haillons informes et aux baskets effondrées ? Quand mettra-t-elle enfin son corp en valeur, afin que toute la Création admirative puisse s'exclamer à son seul passage : Ah, la belle jeune fille ! '' Voilà ce que pensait ma tante : il était temps pour moi de franchir le pas de la féminité, comme elle l'avait franchi elle-même, des siècles auparavant. J'imagine qu'elle voulait mon bien. Elle se disait sans doute que je n'y avait jamais réfléchi. Que mon allure n'était pas un choix. Plutôt un désordre, une incapacité, une sorte de handicap. Si je ne le faisait pas, ce n'est pas que je ne le voulait pas. C'est que je ne savait pas. Elle espérait m'éveiller, telle la fée Marraine dont elle avait la vêture (à défaut de baguette). Elle ne cherchait qu'à m'aider. A sa manière.

Le jour du battement d'ailes, elle m'avait donné rendez-vous devant la sortie du métro, côté grands magasins. À l'occasion de mon anniversaire, ma tante s'était mis en tête d'avoir '' un petit geste ''. Dans son lexique, et dans le contexte, '' petit geste '' signifie '' petit cadeau ''. J'étais d'accord. Je n'ai jamais dit non à un cadeau, même petit. En échange du '' petit geste '', il était entendu que j'irai me mourir l'après-midi avec elle. Traîner dans les magasins est ce que je déteste le plus au monde. Mais ma tante n'aime rien plus au monde que de passer des heures à regarder des habits qu'elle n'achètera pas. Elle les tripote. Elle les essaie aussi. Cet après- midi était donc programmé pour être l'après- midi de la bonté (pour elle) et de la gratitude (pour moi). Nous allions m'acheter un truc. Bras dessus, bras dessous. Un truc de fille, c'était à craindre.....

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[ En Pause ] La Belle JadeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant