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La nuit était tombée. Le vent soufflait dehors. Je regardais à la fenêtre le ciel sans étoile, attendant l'arrivée de mes parents pour commencer à manger. Ils m'avaient prévenue qu'ils termineraient un peu plus tôt aujourd'hui. Les affaires allaient mal, je le savais. J'aurais voulu les aider mais je ne savais pas comment. Bientôt, mon père devrait mettre la clé sous la porte. Tout à coup, l'avenir m'effraya : si mon père fermait définitivement son restaurant, qu'allions-nous devenir ? Je poussai un soupir et partis dans la chambre de mes parents. J'aimais m'allonger sur leur lit quand ils n'étaient pas là. Je sentais leurs odeurs sur les oreillers et cela me rappelait leur douce présence à mes côtés. Même si ce n'était pas toujours facile avec eux, ils me manquaient quand ils n'étaient pas avec moi.
Je me redressai et ouvris le tiroir de la table de chevet à ma mère. Elle y mettait parfois un livre qu'elle achetait à la librairie du coin, et j'avais l'habitude de lire chaque roman qu'elle prenait. Pourtant cette fois, il n'y avait rien, seulement un album photo. Piquée par la curiosité, je le saisis et le contemplai. La couverture était en cuir noir, il y avait les lettres "L.S" écrites en lettres d'or. Je compris immédiatement qu'elles étaient les initiales du nom de jeune fille de maman : Laurie Simon. Je l'ouvris délicatement retenant mon souffle, comme si j'étais sur le point de faire une découverte historique. Mon coeur fit un bond. Mes mains tremblèrent d'émotion et mon pouls s'accéléra brutalement. Je tenais dans mes mains le secret de ma mère. Celui qu'elle avait voulu effacer mais qui resterait à jamais son passé. Je tournai les pages, le souffle court. Des dizaines et des dizaines de photos de ma mère enfant, adolescente et jeune femme, avec des patins aux pieds. Nostalgique, je caressai du bout des doigts le visage rayonnant de celle qui m'avait fait naître. Où était passée cette Laurie, joyeuse et pleine de vie ? Celle qui passait son temps à patiner, à rêver...Tout avait si vite changé. À cause de ce triple axel, nos vies avaient basculé.
Les gouttes de pluie commençaient à tambouriner contre la fenêtre. Je poussai un soupir. Ma mère avait toujours été passionnée par le patinage artistique. Alors comment, en à peine quelques secondes, avait-elle pu tirer un trait sur tout ça ?
Je parvins enfin à la dernière page de l'album. Mon coeur se serra et les larmes brouillèrent ma vue. Je détournai un instant le regard, incapable de supporter plus longtemps la vision de cette photo. Elle représentait ma mère et moi dans une patinoire. J'essayai de patiner et maman me tenait par les mains pour ne pas que je tombe. C'était mes tous premiers pas sur la glace. Je n'en revenais pas qu'elle avait gardé tout ça. Mon père croyait qu'elle avait tout jeté, apparemment ce n'était pas le cas. Mais pourquoi avait-elle gardé ça ? Avait-elle réellement fait une croix sur le patinage ? 
Tout à coup, la porte s'ouvrit et ma mère entra.

- Iris ? Qu'est-ce que tu fabriques dans notre...

Elle s'arrêta net. Elle venait de voir l'album entre mes mains. Mon père pénétra à son tour dans la chambre.

- Qu'est-ce qui se passe ? demanda-t-il. Iris, qu'as tu dans les mains ?

Je séchai mes larmes précipitamment. Le regard de ma mère pesait intensément sur moi. Je voyais que ses membres commençaient à trembler de rage. Elle était comme une fauve, prête à attaquer. Or sa proie, c'était moi.

- Chérie, ça ne va pas ? s'inquiéta mon père.

- Comment as-tu osé fouiller dans mes affaires ? s'écria ma mère. Espèce de petite vaurienne !

Elle se jeta sur moi. Elle essaya de m'arracher l'album des mains, mais je le tenais fermement. La situation devenait ridicule.

- Iris ! Rends ça immédiatement à ta mère !

Mon père ne comprenait toujours pas la raison de notre dispute, pourtant il prenait encore une fois la défense de sa tendre épouse. Je plantai mes ongles tant bien que mal dans le cuir de la couverture. Je ne pouvais pas lui laisser tous ces souvenirs. Soudain, elle me donna une gifle et je lâchai l'album. C'était la première fois qu'elle levait la main sur moi. Je massai ma joue. Cette fois elle était allée trop loin. Mon père lui demanda de se calmer, mais elle ne l'écoutait pas. Elle se précipita vers la salle à manger, énervée au plus haut point. Je ne l'avais jamais vu ainsi. Je ne la laisserais pas tout détruire. Je suivis ma mère, mais mon père me retint juste au moment où je m'apprêtais à lui arracher l'album.

- Iris ! Laisse ta mère tranquille !

- Quoi ? Tu vas la laisser massacrer les derniers souvenirs de sa carrière ?

- Oui, dit doucement mon père. Elle en a besoin. Tu sais, ça a été très dur pour elle cette période. Il faut qu'elle tourne la page.

- Mais ça a été difficile pour moi aussi ! m'écriai-je. Je ne me souviens même plus de maman à une compétition ! C'est elle qui m'a donné l'envie de patiner, et du jour au lendemain tout s'est écroulé. Je n'avais plus le droit d'avoir des rêves. Elle s'est mise à tout contrôler dans ma vie ! Je devais oublier la danse sur glace. Je ne pouvais même plus aller à la patinoire. Alors, tu crois que ça n'a pas été dûr pour moi aussi tout ça ?!

- Iris...

- Non ! hurlai-je.

Trop tard. Ma mère déchirait chaque photo de son album et les jetait dans la cheminée. J'ai rempli une carafe d'eau à toute allure, et l'ai vidée sur le feu dans lequel les souvenirs de ma mère brûlaient. Alors que maman claquait la porte de la salle de bain, je cherchais désespérément une trace des photos.

- Iris, je crois que tu ferais mieux d'aller dans ta chambre, me lança mon père.

Je parvins à trouver deux morceaux dans la cheminée où on pouvait encore distinguer quelque chose.

- Tu as raison papa, murmurai-je.

Et je me suis enfermée dans ma chambre avec ce qu'il restait d'une des photos de ma mère. J'espérais vraiment que Samuel pourrait m'aider. D'ailleurs, je l'appelai immédiatement. J'avais vraiment besoin de parler à quelqu'un. À un ami.

- Iris ?

- Samuel, est-ce que tu peux me rendre un petit service s'il-te-plaît ?

- Bien sûr, dis-moi ce qui se passe.

- J'ai retrouvé un album de maman étant patineuse, expliquai-je. Quand elle m'a vu avec, elle l'a jeté au feu. Heureusement, j'ai quand même réussi à sauver une photo. Bon, elle est noircie à plusieurs endroits, mais avec tes talents d'informaticien je pense que tu pourrais m'aider à la reconstituer. Qu'est-ce que tu en dis ?

- Apporte-moi ça demain, dit-il. Je verrais ce que je peux faire.

- Merci Samuel, t'es le meilleur !

Il y eut un silence au bout du fil.

- Iris, moi aussi faut que je te dise quelque chose. Quelque chose que j'aurai dû te dire depuis longtemps.

- Je t'écoute.

- Je voudrais te remercier Iris. Tu sais, quand tu m'as soutenu après la mort de mes parents. Je crois que sans toi je me serai effondré. Alors voilà, merci.

- Samuel, ça sert à ça les amis. Je serai toujours là pour toi dans les moments difficiles et inversement, j'en suis sûre.

Il y eut un nouveau silence.

- Tu as raison. Mais Iris, si quelque chose ne va pas, n'hésite pas à m'en parler.

Je lui assurai que oui, il me souhaita une bonne nuit et je raccrochai.
J'eus du mal à m'endormir cette nuit-là. Pas seulement à cause du vent qui hurlait dehors et de la pluie qui tembourinait contre mes volets, mais surtout d'innombrables questions se bousculaient dans ma tête.
Je pensai à ma mère. Pourquoi avait-elle gardé cet album ? Et si elle ne voulait pas vraiment tout effacer de son passé ? Si je n'avais pas trouvé toutes ces photos, s'en serait-elle débarrassées ? Non. Sinon elle l'aurait fait il y a longtemps. Elle pensait encore au patinage, j'en étais certaine à présent.

Un vent glacialOù les histoires vivent. Découvrez maintenant