Alors que Julien parvient enfin à la porte de Bercy et s'apprête à s'engager sur l'autoroute, le téléphone de la jeune fille se met à vibrer. Elle ouvre les yeux, fixe l'écran qui s'allume, mais ne fait rien.
Après un rapide coup d'œil, Julien reconnaît les icônes caractéristiques d'un appel : le petit téléphone vert et le rouge. Il n'arrive pas à lire le nom du contact, il faut qu'il reste concentré sur la route. Après tout, cela ne le regarde pas. Mais le comportement de la jeune fille l'intrigue de plus en plus. Il lance la voiture à pleine vitesse : ça y est, il est sur l'autoroute. Il se contente d'aller tout droit : il ne sait pas vraiment où il va.
L'appel semble avoir sorti la jeune fille de la contemplation du paysage. Elle se redresse, remarque le tableau de bord.
— Il faudrait s'arrêter à la prochaine station, ou celle d'après : il n'y a presque plus d'essence.
Julien regarde également : en effet, le voyant orange venait de s'allumer. Il soupire. Les choses se compliquaient. Il ne pouvait pas voler une nouvelle voiture devant elle : c'était le meilleur moyen de se faire repérer et elle risquait de l'en empêcher. Il se ferait alors attraper. Mais il ne voit pas comment il peut éviter de faire le plein : de toute évidence, il a besoin d'essence.
Il décide de retarder le moment le plus possible, le temps de trouver une solution. Le silence dans l'habitacle est pesant. Julien commence de nouveau à sentir la panique l'envahir.
— J'ai quelques musiques sur des cartes sd, dans la boîte à gants, explique-t-il. Tu peux en choisir une et la mettre, si tu veux.
Il se rend compte après coup qu'il l'a tutoyée, naturellement. Elle n'a pas l'air de lui en tenir rigueur alors qu'elle se penche vers la dite boîte à gants pour farfouiller à la recherche d'une musique qui pourrait lui plaire. Après avoir détaillé les inscriptions sur les boîtes des cartes sd, elle se relève en grimaçant. Julien s'enquiert :
— Vous n'aimez pas ?— Pas vraiment, non. C'est du rock, en majeure partie et je suis plus, plus... classique, on va dire.
— Désolé, j'ai pas, s'excuse Julien.
Elle ne répond pas tout de suite, absorbée par la voiture qu'ils doublent. Julien se rend compte qu'il roule un peu au-dessus de la vitesse autorisée : la voiture n'est pas bloquée, puisqu'il a arraché le fil. Il dépasse, ralentit un peu.
— Dommage qu'il n'y a pas internet, cela aurait pu être pratique, on aurait mis ce qu'on voulait, commente la jeune fille.
Puis, elle se tourne vers Julien.
— Vous ne l'avez pas fait réparer avant de partir ? C'est dangereux de rouler sans signal GPS.
Julien ne sait pas quoi dire. Il a la gorge sèche. Il tousse un peu pour se donner une contenance, et se laisser le temps de réfléchir.
— Ouais, je vais à Lyon pour une conférence. Euh. Je suis ingénieur et je dois donner une conférence, invente-t-il. Je rentre dès le lendemain matin, je ne resterai pas longtemps.
Il espère que cela passe. Visiblement, la jeune fille ne semble pas avoir entendu la voix tremblante de Julien, elle répond « d'accord ». Elle est concentrée sur le téléphone qu'elle tient dans la main, elle clique sur l'écran :
— Je peux ? demande-t-elle en désignant l'icône de Bluetooth sur le bouton près de l'écran.Julien comprend : elle veut mettre la musique du téléphone. Il l'autorise, espérant qu'ainsi, il n'ait plus besoin de faire la conversation. Elle connecte l'appareil avec la voiture, un code lui est demandé, qu'elle entre. Au bout d'une minute à peine, le son caractéristique de deux appareils connectés se fait entendre. Et comme l'avait espéré Julien, dès que les premières notes d'un violon se font entendre, la jeune fille se mure de nouveau dans le silence.
Cette fois, il ne peut plus reculer alors que le panneau indique la prochaine station-service : le voyant est rouge. Julien s'engage dans la bretelle, ralentie, puis s'arrête complètement sur une place de parking. Il est pratiquement midi. Julien attrape le sac de toile qui est sur la banquette arrière et le propose à la jeune fille :
— Vous voulez manger quelque chose ?
Il ne reste plus que des gâteaux et un sandwich. Il a mangé le premier hier soir. Il n'aime pas partager ces denrées si précieuses pour lui, mais il espère ainsi occuper la jeune fille pendant qu'il trouve un moyen de remplir à la pompe sans payer. Après un rapide regard au contenu du sac, elle grimace.
— Je vais aller me chercher un sandwich plutôt, fait-elle en désignant la petite boutique.
Julien hoche la tête et la regarde s'éloigner. Il prend une place dans la file pour faire le plein. Il n'aime pas cela : il y a trop de monde. Finalement, il abandonne et retourne se garer plus loin. Il espère que ce petit manège n'a attiré l'attention de personne.
Julien ne sait pas quoi faire. Il a vraiment besoin d'essence. Alors qu'il cherche avec angoisse une solution, les yeux se posent sur le téléphone de la jeune fille. Elle l'avait laissé là, sur le siège passager. Elle allait en avoir besoin pour payer, elle ne va pas tarder à revenir. En attendant, lui pourrait payer l'essence avec le téléphone. Ni vu, ni connu. Ce serait tellement simple. Mais pas tellement moral.
Sans réfléchir, il prend le téléphone et le tourne dans tous les sens. C'est un vieux modèle. Il appuie sur le bouton de devant, pour déverrouiller : comme la plupart des téléphones, il n'y a pas besoin de faire un code, et on arrive directement sur la page d'accueil. Le fond d'écran est une photographie de la jeune fille, tout sourire, et d'un jeune homme brun, la peau mate et les cheveux en bataille qui regarde fixement l'objectif. Il sourit également. Il s'agit sans doute de Celui-qui-lui-est-promis. Julien se rend compte qu'il ne connaît rien d'elle. Que fuit-elle ? Car manifestement, elle fuit quelque chose, coûte que coûte. Est-ce cet homme en fond d'écran ? Et pourquoi ? Décidément, cette fille l'intrigue énormément.
Il déroule le menu et reconnaît de fait l'icône de la banque, qui se trouve sur tous les téléphones et permet de payer. Cela serait si facile : il n'avait qu'à faire le plein, appuyer sur cette icône et connecter l'appareil à la borne par Bluetooth pour payer. Il hésite. Voler à une grande enseigne un petit échantillon des produits qu'elle propose peut passer. Emprunter la voiture de quelqu'un pour une durée indéterminée également. Mais voler de l'argent à une fille sans défense avec qui il a partagé quelques heures de route, cela semble plus répréhensible.
Peut-être pourrait-il voler une autre voiture ? Il ferait l'échange et inventerait quelque chose : il a croisé un ami qui lui a prêté la sienne. L'excuse paraît peu crédible. Et surtout, comment justifier le fait que toutes les voitures qu'il conduit avaient précisément ce même problème de GPS ?
Non, le plus simple était décidément de prendre le téléphone pour pouvoir faire le plein, et se dépêcher avant qu'elle ne se rende compte qu'il est parti, la laissant seule sur une station d'autoroute.
Mais s'il sort, il sera reconnu. Il cherche une solution et le regard tombe sur le sweat, abandonné sur la banquette arrière. Il l'enfile, s'enfonce la capuche sur la tête. Voilà qui devrait régler le problème.
Il s'insère de nouveau dans la file, le téléphone en main. Alors que c'est enfin à lui et qu'il sort de l'habitacle pour aller à la pompe, il aperçoit du coin de l'œil la petite silhouette de la jeune fille. Elle se plante à côté de lui, le regarde.
— J'ai oublié le téléphone, je peux pas payer.
Elle baisse le regard. Julien a toujours le téléphone dans la main. Il ne peut nier. Dans une dernière tentative, il bredouille :
— Je... J'allais vous le rendre, justement. Après le plein.
Un silence s'installe. Julien lui rend le téléphone, presque à contre-coeur. C'est elle qui le brise, et propose, presque spontanément :
— Bon je peux payer une partie du plein, c'est déjà sympa que vous m'emmeniez. Je me suis un peu imposée quand même !
Elle découvre les dents de devant lorsqu'elle sourit. Elles sont blanches et parfaitement alignées. Le sourire est sincère, éclatant. Julien est un peu rassuré. Et soulagé aussi.
Il insère la pompe dans le réservoir, l'essence se déverse lentement dedans, les chiffres grimpent sur l'écran de la machine. À la moitié du plein, il arrête : il ne souhaite pas que cette fille paye plus pour lui. Sans rien dire, elle connecte le téléphone en mode Bluetooth à la machine pour régler. Julien jette un regard à la file de voitures qui attend derrière lui. Il est gêné. Depuis qu'il a fui de la dernière station-service, brisant la fenêtre, il est sur le qui-vive en permanence, et cette paranoïa incessante l'épuise. De plus, la jeune fille, qui jusqu'à présent semble ignorer qui il est, lui complique la tâche. Elle semble d'une incroyable gentillesse et cela fend le cœur de Julien de devoir l'utiliser comme cela, bien qu'elle ne semble absolument pas s'en rendre compte. Comme toutes les personnes habituées à la sécurité, elle ne voit le mal nulle part et aider ceux qui en ont besoin est devenu une habitude : à force, on le fait même comme on respire.D'ailleurs, celle-ci se retourne le sourire toujours aux lèvres et agite le téléphone devant Julien.
— C'est bon, maintenant, je vais acheter les sandwiches !
Julien remonte dans la voiture alors que la jeune fille s'éloigne de nouveau en direction du magasin. Il laisse la place à celui qui fait la queue derrière lui. Il attend patiemment la jeune fille. Il pourrait partir, la laisser là, l'abandonner. Mais quelque chose le retient. Un peu de compagnie pour alléger la solitude pesante de la fuite, un regard candide et innocent, ignorant du statut de criminel notoire qui lui colle désormais à la peau. L'idée lui traverse l'esprit qu'entre le moment où elle est descendue de la voiture et celui où elle a franchi les portes du magasin, la tête de Julien s'est affiché sur un écran de télévision et qu'elle ne tardera pas à voir la supercherie. Ou bien qu'elle va consulter le téléphone qu'elle a jusqu'ici, fort heureusement, ignoré.
Il serait décidément plus sage de la laisser ici. Mais c'est trop tard, la voilà qui revient et ouvre la portière, souriante. Elle dépose le contenu des achats sur le bord du siège et fait attention quand elle s'assoit dessus à ne rien écraser.
— Voilà : un sandwich pour moi et un pour vous, fait-elle en distribuant les parts.
— Pour moi, s'étonne Julien.
Décidément, la jeune fille était d'humeur généreuse et c'était peut-être une chance. Il croque dans le sandwich avec appétit. Il avait peut-être eu raison de rester.
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Capsule
Science FictionAprès le Grand Soulèvement, des lois ont été créée pour satisfaire la population qui réclamait plus de sécurité, qu'elle soit financière ou politique. Ceux qui ont pris le pouvoir ont réussi à instaurer l'ordre et à rendre le monde parfait : il n'y...