Jen n'était pas rentrée à l'intérieur. Elle avait simplement fait signe, et quelques instants plus tard, une femme aux cheveux roux sort. Une tension s'exprimait dans tout ce corps mince et frêle et dans les yeux verts qui passaient de Julien à Jen sans vraiment se fixer. Les lèvres fines sont pincées. Par-dessus l'épaule de la femme, Julien aperçoit un bar, sur lequel sont accoudés trois hommes dont l'attention est tournée vers un post de télévision transmettant un match de football. Au fond, le mur était lambrissé, apportant une touche de bois chaleureuse à la pièce.
Sans rien dire, la femme s'avance et les mène vers un petit escalier de fer. Elle s'arrête devant une porte en bois, qu'elle ouvre avec une carte. Elle s'ouvre sur une chambre avec salle de bain attenante.
— Voilà, vous pouvez rester jusqu'à demain matin, fait la femme, les lèvres toujours pincées. Je vous apporte une pizza dans une heure.
Jen hoche la tête et s'avance au milieu de la pièce. Une fois l'hôtesse partie, elle se laisse tomber sur le lit, avec un soupire de contentement.
— Ah, qu'est-ce que cela fait du bien de s'allonger dans un lit.
Julien, lui, est resté sur le pas de la porte. Il ne se sent pas à l'aise. Il ne comprend pas pourquoi cette femme leur fournit une chambre : elle n'est clairement pas obligée, d'autant plus qu'ils sont dans l'incapacité de la payer. Et tout, dans le comportement qu'elle venait d'afficher, indiquait qu'elle ne le faisait pas de gaîté de cœur.
— Tu lui as dis quoi ? demande Julien sur la défensive, alors que Jen était en train de faire coulisser la porte qui menait à la salle de bain.
— Incroyable, il y a même une baignoire ! S'exclame-t-elle.
Julien grogne. La perspective de se laver ne lui déplaît pas. Il a l'impression d'empester, et que les cheveux gras lui tombent platement sur le front. Mais cela ne répond pas à la question qu'il vient de poser.
— Hein, tu lui as dit quoi, répète Julien.
Jen est revenu s'asseoir sur le lit, dans un bruit de ressort. Elle hausse les épaules.
— Je lui ai menti, bien évidement.
Elle fait une pause, et prend une grande inspiration, comme si ce qu'elle s'apprêtait à dire était d'une importance capitale.
— Je lui ai dit qu'on avait réfléchi, et qu'on comptait se rendre, mais qu'avant, on voulait vraiment se reposer et... et prendre une bonne douche, bien sûr. Et un bon repas. Et bien sûr, que je la payerai dès que j'aurai retrouvé un téléphone.
Là-dessus, Jen lance un regard appuyé à Julien. Ce dernier fronce les sourcils. Il croise les bras, et la toise de toute la hauteur qu'il peut, lui debout, elle assise.
— Tu lui as menti !
Jen, elle, ne s'emporte pas. Au contraire, elle lève un sourcil, circonspecte.
— Tu as des scrupules, toi, maintenant ?
La colère de Julien retombe comme un soufflet. Les bras retombent le long du corps du jeune homme. C'est vrai qu'il est mal placé pour faire des leçons, lui qui a volé des voitures et qui est recherché par toute la population de la France entière.
— Tu n'as pas peur qu'elle nous balance.
De nouveau, Jen hausse à nouveau les épaules d'un geste désinvolte.
— Je lui fais confiance. Il faut bien faire confiance aux gens, sinon, on ne s'en sortirait pas.
Puis, elle se lève et se dirige vers la salle de bain.
— Sur ce, je ne sais pas toi, mais moi, je compte bien en profiter en maximum. Et là, tout de suite, j'ai bien envie de prendre un bain.*
Julien vient à peine de sortir de la salle de bain, les cheveux mouillés et plaqué sur la tête, quand on frappe à la porte. Jen va ouvrir. C'est la femme, qui apporte des pizzas. Il y en a deux. Jen la remercie, mais la femme reste encore quelques instants, sans rien dire. Puis, elle semble s'ébrouer, leur sourit :
— Bon appétit.
Puis, elle tourne les talons et disparaît dans l'escalier de fer. Jen referme la porte, les pizzas en équilibre dans une main. Julien les attrape, avant que la jeune femme ne les fasse tomber. Il les pose sur le petit guéridon, à côté d'un fauteuil vert d'eau. Il s'assoit et commence à prendre une part. Jen, quant à elle, s'assoit sur le lit et se penche pour pouvoir attraper la part qui reste.
— Oh, il y a une télévision, s'exclame-t-elle en remarquant la télécommande posée sur le guéridon.
D'un même mouvement, elle attrape une part de pizza dans une main et télécommande de l'autre. Le poste de télévision ne tarde pas à s'allumer. Il s'agit de la chaîne principale, celle des informations. Julien se fige. Cela lui semble une éternité qu'il ne s'est pas intéressé aux informations. Il se demande quels sont les sujets qui occupent la société à l'heure actuelle. Lui, sans doute.
Et en effet, après la fin d'un reportage sur une réunion annuelle pour le climat, où les dirigeants de chaque pays se sont réunis afin d'évaluer les avancées dans le domaine, le présentateur annonce :
— Et maintenant, nous revenons sur le sujet qui agite la France entière depuis cinq jours. Les équipes de journalistes ont enquêté pour connaître la vérité sur cette fuite, et savoir où en était l'AFS. Comment se fait-il que Julien soit toujours en cavale ? Des réponses dans ce reportage.
L'image du plateau d'information et du présentateur laisse place à un travelling sur une rue. Julien reconnaît celle où il habitait. Un journaliste apparaît dans l'écran, marchant dans la rue, tenant un micro. Il portait une chemise blanche aux manches courtes, faisant ressortir la couleur noire du visage et des bras. Il commence à parler :
— Je suis actuellement dans la rue où Julien vivait depuis maintenant trois ans, après la fin des études. Il était ingénieur-mécanicien, dans un petit garage de Pau. Nous avons interrogé les voisins, les collègues. Tous semblent surpris par ce soudain revirement de situation. C'est le jour 6 392 après l'ère ▲■ ο que tout cela s'est passé.
Le journaliste interpelle un passant dans la rue. Julien reconnaît un des habitant de l'immeuble. Il ne lui avait jamais vraiment parlé, mais cela ne semble pas effleurer le journaliste qui se met à l'interroger.
Le jeune homme sent un goût amer lui envahir la bouche. Les mains se serrent sur les accoudoirs du fauteuil sur lequel il est assis. Jen, quant à elle, semble totalement absorbée par le reportage, et continue de mordre dans la part de pizza qu'elle tient dans la main. Julien se force à regarder, mais il a l'impression que les sons lui parviennent étouffés. Cette fois, c'est Anna qui apparaît à l'écran. Il ne l'a pas revue depuis la dispute. L'estomac de Julien se tord. La voix-off annonce :
— Nous avons également rencontré Celle-qui-lui-était-Promise, pour une interview exclusif.
Anna est assise dans un fauteuil dans le salon. Julien reconnaît les murs en briques et la décoration. Elle s'est maquillée pour la télévision : un rouge à lèvres rouge vif lui durcit la bouche et elle a les yeux verts soulignés d'un trait d'eye-liner. Cela lui donne un regard sévère.
— Nous nous sommes disputés. Il a dit des choses horribles. Je voyais bien qu'il avait changé ces derniers temps, mais j'étais loin d'imaginer ce qu'il préparait.
Julien ferme les yeux. C'est bien la voix d'Anna, à peine déformée par le son de la télévision. Mais les mots qu'elle prononce ne ressemblent pas à ceux qu'elle aurait pu dire. Où est passée la Anna souriante et bienveillante ? Peut-être lui en veut-elle toujours. Il n'avait pas eu le temps de s'excuser. Il aurait dû laisser une note, quelque chose, à l'intention d'Anna, avant de partir. Elle aurait peut-être compris. Cela lui aurait peut-être évité de recevoir tant de haine. En effet, la voix d'Anna continuait :
— Cela a toujours été quelqu'un d'égoïste. Vous savez qu'il a eu une première infraction à l'âge de seize ans ? J'aurai dû me méfier à l'époque, voir qu'il y avait un problème. Mais que voulez-vous ! On m'avait dit que c'était le meilleur profil pour moi... On ne se pose jamais de questions dans ces cas-là. Je me suis dit que c'était à moi de l'aider. C'est ce que j'ai fait. Je l'ai écouté, j'ai essayé de comprendre, mais c'était peine perdue. Je pense que c'est l'influence que le grand-père de Julien avait sur lui... Ça lui a complètement retourné le cerveau. Je pense que cela a changé le caractère de Celui-qui-m'était-Promis, et qu'on était donc plus compatible.
La jeune femme marque une pause, puis elle achève :
— En tout cas, j'espère qu'on me donnera un autre Promis, car celui-là, je n'en veux plus.
Julien sent les yeux, qu'il tient toujours fermé, le piquer. Une larme perle et coule sur la joue du jeune homme. Il ne comprenait pas comment Anna pouvait être aussi dure envers lui. Elle l'avait traité comme un objet qu'on pouvait remplacer. Il avait pourtant l'impression d'avoir fait des efforts, d'avoir pris sur lui. Il avait vraiment essayé de se conformer à ce qu'on lui demandait.
La voix du présentateur meurt en plein milieu d'une phrase. Julien rouvre les yeux. Jen tient la télécommande dans la main et le regarde.
— Je suis désolée, dit-elle.
Elle pose la télécommande sur le lit et enroule les bras autour des genoux qu'elle ramène sous le menton. Ils restent un instant à se fixer. C'est Jen qui brise le silence.
— Tu veux m'en parler ?
— Parler de quoi, marmonne Julien.
— De ce que tu ressens. Par rapport à...Jen marque une pause. Elle semble peser le pour et le contre de ce qu'elle va dire, afin de ne pas blesser Julien. Enfin, elle achève :
— Par rapport à Anna.
De nouveau, Julien sent les larmes lui monter aux yeux. La gorge lui pique et se serre. Il peine à articuler :
— Je ne comprends pas comment elle peut dire quelque chose d'aussi horrible.
— Tu l'aimes ?
Julien marque une pause, fronce les sourcils. Comment ne pouvait-on pas aimer Celui-qui-lui-est-promis ? C'était la personne qui nous correspondait le plus. Mais s'il avait aimé Anna, il aurait été heureux. Il n'aurait pas ressenti le besoin de partir. Il ne se serait jamais posé la question de savoir comment cela aurait été, si cela avait été différent.
— Oui, je crois, souffle-t-il.
Puis il ajoute :
— Et toi, tu aimes Celui-qui-t'est-promis ?
Jen grimace.
— Oui, je crois.
Ils se regardent de nouveau. Julien n'avait jamais remarqué combien les yeux de Jen étaient noirs, d'un noir profond. La jeune femme sourit, gênée, avant de briser le contact visuel.
— Je n'arrête pas de me demander... De me demander si c'est lui que j'aurais choisi si j'avais pu choisir, fait-elle en s'abîmant dans la contemplation de la couette du lit.
— Moi aussi, murmure Julien.
Jen relève la tête, vivement.
— Est-ce que tu connais George Orwell ?
Le jeune homme est surpris par la question et par le changement brusque de conversation. Qui était George ? Il ne connaissait personne avec ce nom.
— Comment veux-tu que je le connaisse ? On habitait pas dans la même ville.
Jen ne peut retenir un ricanement. Elle porte la main devant la bouche, pour l'étouffer.
— Mais George Orwell, il est mort depuis longtemps. C'est un auteur. Un auteur d'avant le Grand Soulèvement.
— Ah oui ? Et quel est le rapport ?
Jen redevient sérieuse tout à coup. Elle se redresse sur le lit et se lance dans un long exposé sur l'auteur.
— Et c'est pour cela que je l'ai lu. Il décrit une société qui surveille tout le monde, mais il montre que c'est mal.
Julien est surpris. Il prend quelques instants pour y réfléchir. Il retourne le problème dans tous les sens, mais finit par avouer :
— Je ne comprends pas pourquoi ce serait mal. Regard, avant le Grand Soulèvement, c'était le chaos, mais...
Il bafouille, n'est pas sûr de lui.
— Justement, pourquoi tu t'es enfuit ? C'est justement parce que tu sens qu'il y a quelque chose qui cloche, non ?
— Oui. Sans doute, concède-t-il.
Jen mord dans le trottoir de la pizza, avec un sourire triomphant.
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Capsule
Science FictionAprès le Grand Soulèvement, des lois ont été créée pour satisfaire la population qui réclamait plus de sécurité, qu'elle soit financière ou politique. Ceux qui ont pris le pouvoir ont réussi à instaurer l'ordre et à rendre le monde parfait : il n'y...