Chapitre 2

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— Passe-moi les jumelles.

Enzo tend la main et un poids se pose sur la paume ouverte. Il n'a pas besoin de regarder pour savoir qu'il s'agit des jumelles demandées. Il les porte devant les yeux et peut enfin apercevoir en détail l'homme qu'ils suivent depuis une demi-heure.

— C'est bien lui, on peut passer à l'action, confirme Enzo.

Il rend les jumelles à l'homme assis côté passager, à côté de lui. Ils sont tous les deux vêtus de noir, approchent tous les deux des deux mètres bien qu'Enzo soit légèrement plus petit. Il est également moins large d'épaule, mais tout aussi musclé. Les deux hommes portent des Rangers aux pieds.

— Tu sais si Eliott est en place ?

Enzo jette un rapide regard au téléphone qui est posé dans le vide-poche à côté du frein à main. Un message s'affiche. Eliott est prêt.

— Tout est bon. On attend qu'il monte chez lui, on vérifie qu'il n'y a personne et on l'embarque.
L'homme hoche la tête, en signe d'approbation. Il a une tablette dans les mains qui montre l'intérieur de l'appartement, apparemment vide si on en croit la webcam de l'ordinateur et celle de la télévision.

— Il nous manque la vue dans la salle de bain, constate l'homme.

— Et peut-être d'autres chambres qui ne seraient pas équipées de webcam. On sait s'il a des enfants ?

L'homme ouvre un dossier sur la tablette et commence à lire :
— Corentin - 6209..

— Ok, il est né avant le Grand Soulèvement, il fallait s'en douter, coupe Enzo. Des enfants ?

— Il a 16799 jours, soit environ 45 ans. Une fille de seize ans, oui.

Enzo semble réfléchir. Puis, après un temps, il demande :
— C'est pas normal. Fais voir la vue qu'on a sur la chambre ?

L'homme lui passe la tablette. Enzo navigue entre les différents onglets jusqu'à trouver celui qui l'intéresse. Il scrute l'image, puis finit par sourire et montre l'écran à l'homme.

— Une chambre d'ado, n'est-ce pas ?

En effet, la webcam laissait entrevoir un lit défait aux couleurs roses poudrées. Sur le mur gris, des affiches de stars avaient été collées. Des vêtements traînaient ici et là sur le sol. Il y avait en effet de grandes chances pour que cette chambre soit celle d'une adolescente de seize ans. Enzo se renfonce dans le siège conducteur. Il a le sourire habituel quand il sait qu'il ne peut se tromper.

— Voilà ma théorie : notre Corentin, avant d'enfreindre la loi, a essayé de bazarder toutes les caméras qu'il pouvait trouver dans l'appartement. Il a également fermé le profil Rézo. Tout cela aurait dû nous mettre la puce à l'oreille ! En rentrant, fais-moi penser à mettre Rézo sous surveillance : je veux qu'on me rende compte de toutes les fermetures de profils sur Paris.

L'homme hoche la tête en signe d'accord. Corentin n'est plus sur le trottoir et il vient sûrement d'atteindre la porte de l'appartement. Soudain, il apparaît dans le champ de la caméra du salon. Le coéquipier d'Enzo range la tablette dans la boîte à gants. Après un rapide coup d'œil en direction du brun, il sort de la voiture et s'étire. Enzo sort également. La nuit commence à tomber et la lumière du soleil couchant se découpe entre les immeubles parisiens. Ce sera la dernière intervention de la journée. Le temps qu'il emmène le prévenu au centre, l'heure officielle de la fin du travail sera dépassée. Jen va encore l'attendre à la maison.

Il frappe dans les mains pour donner le signal de départ et peut-être pour se donner un peu de courage. Alors qu'ils avancent vers l'immeuble, Enzo demande :
— Tu as bien le code de l'immeuble ?

L'homme hoche la tête et en effet, la porte s'ouvre sans difficulté. Une fois dans l'immeuble, Enzo sort le téléphone qu'il avait pris avant de sortir de la voiture et compose le numéro d'Eliott. Ce dernier décroche dès la première sonnerie.


— Je suis dans le hall avec Bill, on ne va pas tarder à monter. Avance le fourgon, et poste les autres dehors, au cas où. Je ne veux pas qu'il nous échappe. Compris ?

— Compris.

Enzo raccroche et fait un petit signe de tête pour dire que c'était bon.

— Deuxième étage.

Les deux hommes montent les escaliers quatre à quatre. Ils ne préfèrent pas prendre l'ascenseur, au risque de croiser un voisin. Enzo met un masque qui cache la moitié du visage et enfile une casquette frappé du logo de l'AFS, afin de ne pas être reconnu. Bill à côté fait de même et coiffe la casquette sur le crâne rasé à zéro. Enzo frappe à la porte.

Après un moment, elle s'ouvre et le visage de Corentin apparaît dans l'encadrement. Il pâlit quand il aperçoit les deux hommes sur le seuil. Enzo force le passage et parvint à rentrer dans l'appartement tandis que l'autre reste sur le seuil, les bras croisés, de façon à barrer le passage à Corentin.
  
— Vous savez pourquoi nous sommes ici, n'est-ce pas ?

Corentin commence à trembler. Enzo se sent rassuré : il est peu probable que l'homme leur échappe dans ces conditions. Il jette un regard à l'armoire à glace qui l'accompagne, pour qu'elle prenne le relais.

— Il y a 6 281 jours, vous avez contesté l'attribution du métier de votre fille qui se voyait généreusement offrir le poste de secrétaire dans des établissements publics. Puis, il y a 4 952 jours, vous avez tenté d'aider un ami qui avait vu le solde du compte bancaire baisser, suite à une infraction, justement.

— Je, je ne savais pas que c'était une infraction, se défend Corentin, toujours aussi pâle.

— Eh bien, visiblement vous ne saviez pas non plus il y a quelques minutes à peine que provoquer un homme dans la rue et se battre avec constituait une troisième, qui vous serait fatale, achève Enzo, triomphalement.

Il adorait voir le visage des interpellés se décomposer. Le pauvre homme ne répond rien et se contente de gémir. Enzo pose une main ferme sur lui pour le diriger vers la sortie. Ce faisant, il récite les phrases qu'il a apprises par cœur, alors qu'il était encore à l'école de l'AFS.

— Nous sommes donc dans l'obligation de vous conduire au centre de non-conformité afin de vous rendre une meilleure personne. Pour l'instant, je ne peux pas vous dire combien de temps vous y passerez. Tout dépendra du comportement que vous jugerez bon d'adopter. Tout ce que vous ferez à partir de maint...

Soudain, l'homme se dégage vivement d'un coup d'épaule et se jette en avant en direction des escaliers. Surpris, ni le coéquipier d'Enzo, ni lui-même n'arrivent à le rattraper. Enzo se lance à la poursuite de Corentin dans les escaliers et fait signe à l'homme de prendre l'ascenseur, au cas où celui-ci arriverait avant Corentin en bas.

Enzo dévale les marches quatre à quatre, Corentin est devant lui et le précède de quelques secondes. Mais en tendant la main, Enzo n'attrape que du vent.
  
— Arrêtez ! lui crie-t-il, mais Corentin n'écoute pas.

Enzo sait qu'Eliott est en bas de l'immeuble, prêt à intervenir, mais où est-il posté exactement ? De plus, le jeune homme n'a clairement pas envie de se faire traiter d'incapable par Eliott. Il grimace. Corentin est un homme possédant de grandes jambes et visiblement, l'adrénaline lui donne des forces que l'absence de muscles laissait insoupçonnées. Enzo ne veut pas prendre le risque que Corentin sorte dehors : il n'aimait pas que les interventions se passent en public et il n'était pas sûr qu'Eliott puisse le rattraper.

Il dévale la dernière volée d'escaliers avant d'arriver dans le hall. Bill ne semble pas encore arrivé : il ne l'aperçoit pas devant l'escalier. Corentin s'apprête à franchir les dernières marches et poser le pied sur la moquette du hall.

Alors Enzo s'élance dans le vide, dans une tentative désespérée. Il se jette en avant depuis les dix dernières marches. Corentin n'est déjà plus dans l'escalier et se remet à courir. Enzo tend les bras et la gravité commence déjà à le faire retomber sur le sol. Il percute le dos de Corentin de plein fouet et l'homme s'effondre sous le choc, Enzo sur lui. L'interpellé pousse un cri, à la fois de surprise et peut-être de douleur. Enzo se redresse légèrement de façon à ne pas écraser complètement l'interpellé, mais maintient la prise fermement : il ne veut pas faire la même erreur.

Les portes de l'ascenseur s'ouvrent derrière lui et Bill apparaît. Les épaules de l'homme sont aussi grandes que la largeur des portes et il semble tout étriqué dans la cage de l'ascenseur. Enzo lui lance un grand sourire victorieux et fait se relever Corentin. Les deux hommes empoignent l'interpellé de chaque côté, afin de ne plus le laisser s'échapper et c'est ainsi qu'ils passent tous trois la porte de l'immeuble. La rue est déserte, hormis les hommes d'Eliott qui ressemblent à des copies conformes du coéquipier d'Enzo : grands, baraqués, crâne rasé, t-shirt et pantalon noir.

Le fourgon est garé à côté de la voiture d'Enzo, les portes arrières ouvertes. Le jeune homme fait monter Corentin à l'intérieur, tandis qu'Eliott descend du véhicule.

— Je disais donc, repris Enzo. Nous sommes dans l'obligation de vous conduire au centre de non-conformité, afin de vous rendre une meilleure personne. Pour l'instant, je ne peux pas vous dire combien de temps vous y passerez. Tout dépendra du comportement que vous jugerez bon d'adopter. Tout ce que vous ferez à partir du moment de votre interpellation pourra être retenu comme motif d'un prolongement de séjour. Ce que vous venez de faire ne vous servira pas, Corentin.

Sur ces mots, Enzo claque la porte du fourgon. Le visage abattu de Corentin disparaît. Enzo se frotte les mains.

— Ca, c'est fait.

Il jette un coup d'œil à l'heure sur le téléphone : il est dix-neuf heures trente-huit. Cela fait donc trente-huit minutes qu'il devrait être chez lui. Il regarde les hommes rassemblés devant le fourgon. Eux aussi devraient être chez eux. Enzo sourit.

— Vous avez bien travaillé, les gars. Merci. Vous pouvez rentrer chez vous. Je m'occupe du reste avec Eliott.

Des soupirs de contentement se font entendre tandis qu'Enzo monte côté passager dans le fourgon. Eliott ne tarde pas à le rejoindre. Ils attendent quelques minutes que tous les autres soient partis avant de démarrer.

— Ca a été ? demande Eliott, les yeux rivés sur la route.

Enzo pousse un grognement. La fuite de Corentin était une faute professionnelle : il aurait dû se méfier, même devant le regard apeuré du prévenu. Enzo espérait que cela ne remonte pas aux oreilles du chef et Eliott était capable de le répéter. Après tout, il était hiérarchiquement mieux placé que lui, en tant que fils du chef.

— Il est bouclé, c'est tout ce qui compte, non ? répond Enzo, afin d'éviter de faire planer un trop grand silence.

— Je te connais Enzo : ça se voit qu'il s'est passé quelque chose. Même si la finalité est positive, je m'en fous. Tu es trop confiant, Enzo. Cela te jouera des tours un jour ou l'autre.

— Tu vas pas t'y mettre, toi aussi ? se renfrogne Enzo.

— Quoi ?

— Jen. Elle me dit la même chose. Elle dit que je devrais être plus humble.

Eliott a un petit rire et secoue la tête. Il laisse passer quelques secondes, le temps de mettre le clignotant et de tourner, avant de répondre :
— Elle a pas tort. Personne ne voudrait d'un Promis comme toi !

— Arrête, je suis parfait, rétorque Enzo. Je lui offre des cadeaux, je suis patient avec elle. Je la protège, énumère-t-il en gonflant les muscles. Non, le problème, c'est que personne ne voudrait un beau-frère comme toi !

— On est pas encore beaux-frères, je te rappelle. Enfin, pas officiellement.

—Je sais.

Enzo tourne la tête pour regarder les immeubles défiler par la vitre, songeur. Il tapote la bague qu'il a dans la poche. Il ne l'a pas perdue dans l'intervention, constate-t-il, soulagé. Il espère que Jen dira « oui ».

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