L'écran éclaire le visage d'Enzo d'une lueur bleue et lugubre. Il regarde le visage d'un journaliste qui vient d'apparaître devant lui, en écran holographique. La voix-off du présentateur rappelle les faits.
— Je suis actuellement dans la rue où Julien vivait depuis maintenant trois ans, après la fin des études. Il était ingénieur-mécanicien, dans un petit garage de Pau. Nous avons interrogé les voisins, les collègues. Tous semblent surpris par ce soudain revirement de situation. C'est le jour 6 392 après l'ère ▲■ ο que tout cela s'est passé.
Enzo se penche en avant pour s'approcher encore plus de l'écran et n'en manquer aucune miette. L'image change. C'est la Promise de Julien. Il se cale de nouveau entre les oreillers du lit. Il ne l'a jamais rencontré personnellement et ne la connaît qu'à travers les différentes interviews qu'il a lues et le rapport de l'équipe de Pau. Il sait donc déjà ce que la jeune femme s'apprête à dire – elle répète toujours la même chose à qui voulait l'entendre. Elle ne savait pas, elle ne comprenait pas, elle était effondrée.
Il écoute d'une oreille distraite, faisant toujours le revolver qu'il a emporté et glissé dans la ceinture du pantalon noir. Il le regarde luire à la lumière de l'hologramme d'Anna. Il imagine que Julien est là, devant lui, qu'il s'en sert... Il fait le geste, mais c'est Anna qu'il vise. Il rabaisse l'arme.
Comme prévu, Anna déroule le même discours. Cela en devient lassant.
— En tout cas, j'espère qu'on me donnera un autre Promis, car celui-là, je n'en veux plus.
Enzo relève la tête, vivement. La phrase qu'elle vient de prononcer l'a interpellé. Elle n'avait jamais formulé cela avant. C'est intéressante. Et peut-être un peu dangereux. Anna ne veut plus de Julien, celui qui était censé lui correspondre le mieux. Elle est déçue de lui. Elle est déçue du système.
Enzo prend le temps d'y réfléchir. Ce sont peut-être les premiers signes d'une non-conformité. Souvent, les non-conformes passaient à l'acte mus par un sentiment d'injustice ou de colère. C'était, selon ce qu'il avait appris à l'école, le motif le plus fréquent. Or, Anna venait d'émettre une critique envers le système. Légère, certes. Peut-être que la jeune femme elle-même ne s'était même pas rendu compte de ce qu'impliquait ce qu'elle venait de dire.
Enzo se demande chez combien de personnes la fuite de Julien avait créé une faille. Chez combien de personnes une brèche s'était ouverte facilitant une critique du système ? Depuis cinq jours, ce que tous croyaient impossible s'était réalisé. Combien de Français le geste de Julien allait inspirer ? Combien d'habitants vont se poser des questions sur l'incapacité de l'AFS à arrêter le fugitif ? Le ventre d'Enzo se sert. Cet événement risquait bien d'entraîner des réactions en chaîne, conduisant à l'implosion du système. Il fallait qu'il fasse attention, qu'il se dépêche de l'attraper.
Demain. Demain, tout sera fini. Mais ce ne sera en réalité que le début. Il faudra vérifier que personne ne se mette en tête de faire pareil. Que personne ne commette d'actes insensés. Y compris Anna, la Promise de Julien.
Les mains tremblantes, il récupère le téléphone et compose le numéro d'Eliott. Cela sonne, plusieurs fois, avant qu'il ne décroche et ne fasse entendre une voix pâteuse – Enzo venait le réveiller.
— J'espère que tu as une bonne raison de me déranger à cette heure-ci. Tu l'as attrapé ?
Enzo secoue la tête. Cela s'annonçait plus compliqué que prévu.
— Tu as regardé le reportage de ce soir ? Sur Julien.
— C'est pour cela que tu me déranges ? Pour un foutu reportage.
Enzo entend un juron étouffé, puis Eliott enchaîne :
— C'est tous les mêmes ces reportages. On n'y apprend rien de plus que ce que l'on sait déjà. Je ne vois pas pourquoi tu perds du temps à regarder...
Enzo le coupe, il n'a pas le temps, il n'est pas d'humeur. Il ne veut plus s'écraser face à Eliott. Il était sur un pied d'égalité avec lui. Il était lié à Jen, et s'il ne faisait parti de la famille que par alliance, il avait lui aussi voix au chapitre.
— Justement, si, j'ai appris un truc.
Eliott soupire. Enzo l'entend bouger sur le lit ou le canapé. Comme Eliott ne répond pas, il continue :
— Anna. La Promise de Julien. À cause de la fuite, elle est déçue par lui.
— Et qui ne le serait pas ?
La voix d'Eliott est lasse, et un peu cassante. Visiblement, il ne voit toujours pas où Enzo veut en venir et s'impatiente. À moins qu'il n'ait déjà décroché, et se demande à quel moment on le laissera retomber dans les bras de Morphée. Enzo l'entend bâiller.
— Elle a dit qu'elle ne voulait plus de ce Promis.
— A la bonne heure ! s'exclame Eliott. Et tu voudrais te proposer, en galant que tu es, pour lui en trouver un autre ?
Enzo est exaspéré. Il n'a toujours pas compris l'enjeu de la situation. D'un ton cinglant, il décide d'aller droit au but.
— Oui, et tu ferais mieux de te joindre à moi : vouloir changer de Promis lorsque celui-ci est encore vivant n'est pas anodin. Cela revient à remettre en cause le système d'attribution.
Une pause. Eliott semble avoir enfin vu l'ampleur de la situation.
— Ok, je vois. Qu'est-ce que tu proposes ?
— Il faut lui redonner confiance dans le système. Donc lui redonner un Promis le plus vite possible. Et si possible, un qui ne va pas se barrer et voler des voitures...
Enzo a appuyé sur les derniers mots. La probabilité pour qu'Anna retombe sur quelqu'un comme cela était très faible – quasi-inexistante. Mais il était important que le nouveau Promis remplisse les attentes de la jeune femme. Sinon, elle deviendrait aigrie.
— Ok, je vais voir ce que je peux faire. Je vais transmettre le dossier au Bureau des Promis... demain matin. Autre chose ? demande Eliott
Enzo hésite. Faut-il lui dire que la fuite de Julien risquait d'impacter plus que Celle-qui-lui-a-été-Promis ? Finalement, il se ravise.
— Non, c'est bon.
— Ok, eh bien, bonne soirée.Eliott raccroche, la tonalité retenti. Enzo éteint l'appareil. Il fixe l'écran noir, où il se devine : les cheveux noir jais en bataille, la peau dorée et les yeux d'un noir profond.
Le pire vient d'être évité pour Anna. Mais cela sera-t-il suffisant ? Combien de destin faudra-t-il manipuler pour que tout redevienne à la normale, même une fois Julien capturé ? Il repense à Jen. Il n'a pas besoin de vérifier où est le point sur la carte : il le sait. Il clignote à moins d'une demi-heure de là. Si près.
Que faisait-elle exactement là-bas ? Quel était le plan ? Cette question lui tort le ventre. Il n'a pas peur de grand-chose ; il a été conditionné pour cela. En revanche, la perspective de perdre Jen lui serre la gorge. En admettant qu'elle n'ait jamais eu de lien avec Julien, aucune amitié pour lui, même après quatre jours passés avec lui, rien ne sera de toute façon comme avant. Cette expérience allait forcément changer des choses. Pour lui, comme pour elle.
Jusqu'ici, ils avaient réussi à trouver un équilibre entre eux deux. Les choses n'avaient pas été faciles. Contrairement au reste de la population, Enzo et Jen n'avaient pas eu à passer de tests pour savoir s'ils étaient compatibles. Appartenant tous deux aux deux familles à la tête du pays, il avait semblé naturel de symboliser l'alliance entre les deux groupes par un mariage. Ainsi, les descendants d'Enzo et Jen auraient le privilège de contrôler à la fois le seul réseau social autorisé, Rézo, par le côté paternel, et l'AFS, par le côté maternel.
Les enfants étaient obligés de passer les tests de compatibilité entre huit et dix ans. Enzo et Jen auraient dû le faire, eux aussi, mais rien n'est obligatoire lorsque l'on possède une grosse liasse de billets. Les résultats avaient été faussés, moyennant de l'argent, et Jen et Enzo s'étaient retrouvés ensemble.
Depuis, la question implicite était de savoir si, oui ou non, ils auraient été compatibles. S'il n'y avait pas, quelque part sur cette terre, une personne qui leur aurait mieux correspondu. Ils n'en parlaient jamais, mais Enzo n'avait pas de mal à se douter que Jen lui en voulait. Pourtant, ce n'était pas lui le responsable, et lui aussi souffrait de la situation.
Le regard sombre, il fixe le livre qu'il a abandonné au milieu. Il n'avait éprouvé aucun plaisir à lire quelque chose, tandis que Jen lisait du matin au soir. Rien que cet indice montrait à quel point ils étaient différents. Enzo dresse la liste de toutes ces choses qui les sépare : la lecture, les heures d'Enzo passées au travail et celles de Jen passées à la maison, les différents sur le mariage...
Avec un soupir, il attrape le livre et se remet à lire. Il veut pouvoir dire à Jen qu'il l'a lu, quand il la reverrait demain. Il jette un coup d'œil à l'heure. Il est déjà vingt-deux heures, et il doit se lever tôt, vers cinq heures, pour être sûr de pouvoir intercepter Julien. Mais il sait que les questions qui le taraudent l'empêcheront de dormir, de toute façon.
*
Les yeux lui piquent. Il est tard. Un coup d'œil à l'heure lui indique qu'il est presque une heure du matin. Cela fait quatre heures qu'il lit, et il est presque à la fin. Il n'est plus sûr de comprendre grand chose et se demande ce qu'il dira à Jen à propos de cette première expérience de lecture. Peut-être qu'elle prendra le temps de lui expliquer les points qu'il n'a pas compris. En tout cas, le livre ne semble pas très bien se terminer : l'ordre établit avait été bouleversé. Et comme Enzo l'avait déduit au début de la lecture, c'est les relations sociales et amoureuses qui avaient menées à ce désastre – du moins, s'il avait bien compris.
Il tourne la dernière page, c'est fini. Il se sent mal. Il ne sait pas si c'est à cause de la conclusion de toute cette histoire, ou bien à cause de l'heure tardive. Un post-it se trouve de l'autre côté. Il ne l'avait pas vu avant. Il reconnaît l'écriture de Jen. Le cœur du jeune homme se serre. J'espère que la lecture t'as plu. Cela donne à réfléchir. Si tu veux poursuivre la réflexion : 1984 Orwell.
Enzo ne sait pas ce qu'est 1984 Orwell. Il active le mode oral du téléphone.
— Qu'est-ce que 1984 Orwell ?
Le bip s'active et la voix métallique répond :
— 1984 (Nineteen Eigthy Four) est un roman d'anticipation écrit avant le Grand Soulèvement. C'est le livre le plus célèbre que George Orwell ait pu écrire.
Un roman. Décidément. Enzo n'est pas sûr d'apprécier la nouvelle. Il est sur le point de couper l'appareil lorsque le téléphone prononce :
— Ce livre a été interdit à la vente durant l'ère ▲■ car les positions adoptées par l'auteur, bien que datant d'avant le Grand Soulèvement, ont semblé dangereuse pour la population. C'est un livre à manier avec précaution.
Pourquoi Jen voulait-elle lui faire lire quelque chose d'interdit ? Et en quoi les positions de ce George Orwell étaient-elles discutables ? Le cœur d'Enzo s'emballe. Cela voulait-il dire que Jen l'avait finalement dupé, durant toutes ces années, et qu'elle était en réalité une non-conforme ?
Il ferme les yeux, refusant d'accepter cette éventualité. Il devait y avoir une explication, une raison. Tout comme il y avait une raison à l'aide qu'elle accordait à Julien. Forcément.
Maintenant, il ne pouvait plus dormir du tout.
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Capsule
Science FictionAprès le Grand Soulèvement, des lois ont été créée pour satisfaire la population qui réclamait plus de sécurité, qu'elle soit financière ou politique. Ceux qui ont pris le pouvoir ont réussi à instaurer l'ordre et à rendre le monde parfait : il n'y...