L'air est frais, la nuit est tombée. Julien regrette de ne pas avoir pris de veste, encore une fois. Il hésite à remonter dans l'appartement pour le prendre, mais se ravise. S'il y retournait, il n'était pas sûr de redescendre. Il se frictionne donc les bras dans l'espoir de se réchauffer, vainement. Il descend le boulevard Barbanegre en direction du centre-ville. Les rues sont désertes, ou presque. Seulement quelques voitures l'éclairent avec les feux de croisement. Sans doute des personnes rentrant de soirée. Un instant, il craint de croiser la voiture de Rémy qui aurait décidé de lui rendre visite à cette heure tardive pour éclaircir les péripéties de la soirée. Il sursaute donc au moindre bruit de moteur, scrutant la plaque d'immatriculation de chaque véhicule pour se rassurer.
Dans le centre-ville, tout est aussi désert. Les rues sont plus étroites et bordées de vieux immeubles et de magasins. Certains cafés sont encore ouverts. Julien irait bien en prendre un, de café, mais il a laissé le téléphone dans l'appartement, il ne peut pas payer. De toute façon, pouvait-il encore payer maintenant qu'il n'avait plus de capsule ? Il n'en savait rien. Il se contente donc de fixer la devanture du café en essayant de voir à l'intérieur malgré la vitre à moitié recouverte d'inscriptions, annonçant une ouverture jusqu'à une heure du matin les vendredis soirs. Que va-t-il faire maintenant, seul dans la rue, si semblable aux autres d'apparence, et pourtant si différent à cause d'une entaille qu'il a au cou. Il se demande si cela se voit sur le visage, qu'il n'a plus de capsule. Il approche la tête de la vitrine du café, afin de voir le reflet que lui renvoie la vitre. Il a du mal à distinguer quelque chose.
Une cloche tinte, Julien sursaute et fait un bond pour se reculer de la devanture. Un homme sort du café.
— Pardon, monsieur, je vous ai fait peur.
Il ôte le chapeau qui recouvre le haut du crâne pour saluer Julien. Le jeune homme ne peut s'empêcher de trouver ces manières ridicules. Il hoche tout de même la tête en signe de réponse.
— C'est pas grave, marmonne-t-il.
L'homme s'éloigne, Julien aussi, dans la direction opposée. Il tourne, arrive Place Clemenceau. Celle-ci est déserte. Quelques habitations qui entourent la place ont encore les fenêtres éclairées, mais la plupart sont plongées dans le noir. Les dalles grises résonnent dans le silence de la place lorsque Julien s'avance jusqu'à la fontaine. Il s'assoit sur le rebord et embrasse toute la place du regard. En face de lui s'ouvrait l'Avenue de Lattre de Tassigny, coincée entre deux grands immeubles. L'entrée de ces immeubles était surmontée d'une esplanade. À gauche, il y avait une rangée de vieux arbres et à droite, un manège. Julien se souvenait d'y avoir fait quelques tours, le mercredi soir, lorsque c'était le grand-père qui le gardait. Il se sentit nostalgique. Tout était si simple alors. Il s'appelait Nicolas, mais Julien l'appelait toujours Papi Nico. C'était la seule personne qui s'était jamais préoccupée de moi, pense Julien. Il se lève sans trop s'en apercevoir et marche vers le manège.
Les doigts de Julien rencontrent le bois du cheval immobile. Il laisse courir la main sur la croupe, sentant les reliefs du bois sculpté. Il fait le tour : un éléphant, une montgolfière qui tourne. Il arrive devant une petite voiture avec un volant muni d'un klaxon. Il se souvenait que c'était celui-ci qu'il choisissait pour faire le manège, quelque six mille jours plus tôt. Julien sourit béatement. Il avait donc toujours aimé les voitures. Peut-être que les tests ne trompaient pas, finalement. Mais de nouveau, une voix derrière lui le fait sursauter.
— C'est plus l'heure pour un tour de manège, monsieur, je suis en train de fermer.
Julien se retourne, un vieil homme à la figure ridée se tenait derrière lui, une grande bâche dans la main. Il avait les mains calleuses et une profondeur dans le regard. Julien ne peut s'empêcher une nouvelle fois de penser à Papi Nico.
— Désolé, bredouille-t-il. Je ne faisais que regarder. Ca me rappelle des souvenirs.
Il fait un geste vague pour désigner le manège. L'homme s'approche et commence à attacher la bâche en bas du manège.
— Ah, ça, j'en ai fait rêver, des mômes, avec ce manège. Y en a plus beaucoup des manèges, alors même si j'ai l'âge de la retraite, je continue.
Il se redresse pour regarder Julien.
— Ce soir, vous venez de me rappeler que j'ai bien fait de pas partir en retraite, parce que les manèges de l'enfance, c'est précieux : on s'en rappelle même plusieurs mille jours après.
Le gars était du genre causant, mais Julien reste un peu pour l'écouter. Après tout, personne ne l'attendait, et il ne savait pas trop quoi faire d'autres.
— A l'époque du Grand Soulèvement, j'avais vingt-cinq ans, moi. Alors ce métier, je l'ai choisi moi-même. Je sais pas si c'est une chance, mais vous voyez, je pense pas m'être trompé, vu que je suis encore là. Parfois, l'instinct, c'est plus utile que les tests qu'ils font passer. Même si je dois avouer que c'est bien pratique quand même, ces machins-là, parce que c'est sûr qu'à l'époque, le chômage, c'était pas drôle. Remarquez, personne n'aurait voulu faire tourner un manège. Pourtant, y avait encore plein de place où un manège aurait pu tourner. Alors, faut bien parfois désigner. Mais enfin, on m'enlèvera pas de l'idée que l'instinct, on peut rien contre. Vous croyez pas ?
Le vieil homme se redresse pour regarder de nouveau Julien, mais celui-ci avait disparu.
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Capsule
Science FictionAprès le Grand Soulèvement, des lois ont été créée pour satisfaire la population qui réclamait plus de sécurité, qu'elle soit financière ou politique. Ceux qui ont pris le pouvoir ont réussi à instaurer l'ordre et à rendre le monde parfait : il n'y...