Chapitre 18

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Enzo souffle et raccroche. Encore une fois, cela sonne, mais personne ne répond. Il commence vraiment à se demander où elle peut être. Eliott ne semble pas être au courant de quoi que ce soit : il lui a même demandé comme elle allait ce matin. Enzo avait esquivé la question en parlant de Julien. Ce fugitif était dans toutes les conversations au centre de non-conformité et plus le temps passait, plus la population s'inquiétait qu'il ne soit toujours pas attrapé. Cet incident laissait entrevoir une faille dans le système. L'opinion publique ne se sentait plus en sécurité et commençait à s'agiter. Il fallait agir vite.

Il glisse le téléphone dans la poche alors que les portes de l'ascenseur s'ouvrent. Il est au dernier étage du bâtiment des non-conformes. Ce sont ceux qui sont là depuis longtemps, et qu'on ne relâchera jamais. La plupart d'entre eux n'ont pas supporté le traitement, et sont désormais complètement séniles. Enzo espère que ce ne sera pas le cas de celui qu'il allait visiter.
Il se présente dans le bureau. La femme qui l'occupe est concentrée sur la couche de vernis qu'elle s'applique sur les ongles de la main. Enzo se racle la gorge, pour se signaler.

— Je suis venu voir Nicolas 1-0-171800250.

La femme relève la tête et acquiesce. Elle referme délicatement le pot de vernis, faisant attention de ne pas frotter les ongles sur le couvercle, avant de se lever.

— Oui, on m'a prévenue. C'est la chambre 405. Venez.

Il emboîte le pas à la femme qui s'avance d'un pas autoritaire et décidé : elle est sur un terrain familier. Enzo, lui, ne faisait qu'attraper et apporter les non-conformes. Ce qu'on leur faisait après, ce n'était pour lui que de la théorie. Mais dans quelques instants, il allait constater ce que plusieurs années de traitement provoquaient chez les non-conformes. Alors qu'ils s'avancent dans ce couloir, qui, dans l'allure, ne se différenciait pas de ceux qu'on pouvait trouver en bas, la femme lui explique :
— Comme les attitudes des non-conformes ici sont parfois... imprévisibles, je vais vous faire rencontrer dans une des salles de simulation. Celle-ci est parfaite pour ce genre d'interrogatoire : elle est entièrement vide à l'exception d'une vitre teintée qui me permettra de surveiller, de l'autre côté, que tout va bien.

Elle s'arrête un instant, le regard parcourant le corps d'Enzo de haut en bas. Puis, elle reprend :

— De toute façon, s'il essaye de vous attaquer, je pense que vous serez en mesure de vous défendre. Mais deux gardes seront avec moi, de l'autre côté. Au moindre problème, ils interviendront.

Enzo hoche la tête en signe d'accord. La femme s'efface pour le laisser entrer dans la pièce. Alors qu'Enzo s'avance, les lumières s'allument automatiquement, éclairant la pénombre de la salle. Elle était effectivement vide. Même pas une chaise ou une table. Il n'y a rien, hormis un sol en lino souple. La femme l'informe qu'elle va aller chercher Nicolas et esquisse un mouvement vers la sortie. Au seuil de la porte, elle s'arrête.

— Ah, je vous préviens : le non-conforme 1-0-171800250 a subi des traitements, et... Bref, il perd un peu les pédales parfois. Il risque de ne pas répondre de façon cohérente aux questions.
Enzo fait un vague signe de la main, pour dire qu'il sait, et la femme le laisse seul. Il s'appuie contre le mur, soupire. Il sent le téléphone dépasser de la poche, alors qu'il se laisse glisser pour s'asseoir. Il le sort et compose le numéro de Jen, pour la dixième fois de la journée. Toujours sur répondeur. Cette fois, il laisse un message :
— Oui, c'est encore moi. Je m'inquiète vraiment, là. Tu es où ? Ca fait presque deux jours que tu as disparu. Je sais que je suis pas souvent là, surtout en ce moment, mais sérieusement, c'est peut-être pas la peine d'en arriver là. Je sais pas. Tu pourrais au moins m'envoyer un message, pour me dire ce que tu en penses. Qu'on s'explique...

La porte s'ouvre, un garde apparaît, les épaules aussi larges que le cadre de celle-ci. Enzo se tait, avant de conclure le message vocal et de raccrocher. Il se relève et fait signe au garde qu'il est prêt.

Celui-ci pousse alors sans trop de ménagement un vieillard au crâne dégarni et au visage ridé, tassé sur lui-même. Les yeux bleus de Nicolas, qui autrefois brillaient de malice et d'intelligence étaient désormais vides de toute expression. Puis ils se mettent à exprimer la peur, lorsqu'il reconnaît la pièce dans laquelle il est. Le garde ferme la porte, les laissant seuls. Enzo ne peut s'empêcher de jeter un regard vers la vitre teintée. Il respire profondément et invite Nicolas à avancer vers lui. Ce dernier pousse un petit gémissement. Ca va être long, pense Enzo.

— Bon, ok. Reste-là si tu veux, fait-il en croisant les bras.

Nicolas ne bouge toujours pas. Enzo enchaîne donc :

— Nicolas 1-0-171800250, c'est bien cela ? J'ai quelques questions à vous poser. Elles concernent un certain Julien.

Enzo guette une réaction sur le visage du vieil homme, mais celui-ci reste figé dans cette expression de peur, fixant tour à tour le vide de la pièce et Enzo. Il sort le téléphone, ouvre le dossier de Julien et clique sur une photographie. Il la montre à Nicolas. Celui-ci s'avance vers la lumière, comme hypnotisé.

— Vous reconnaissez cet homme, n'est-ce pas ? encourage Enzo.

Le vieil homme montre du doigt l'appareil. Le doigt est tremblant, de peur ou de Parkinson, Enzo ne saurait le dire.

— Les téléphones... C'est avec ça, avec ça...

La phrase est étranglée dans un croassement. Enzo, exaspéré, cherche une autre photographie dans le dossier. Une de Julien plus jeune : après tout, la dernière fois que Nicolas avait vu Julien, il n'était encore qu'un petit garçon. Il trouve effectivement une photographie correspondant à peu près à l'âge que Julien avait, à cette époque. De nouveau, il tente l'expérience. Cette fois, l'homme se fige et approche le visage encore plus près de l'écran. Enzo le croit pâlir encore plus, si cela est possible.

— Julien...

Ce n'est qu'un souffle, mais Enzo semble avoir entendu le prénom qu'il attendait. Encouragé par cette reconnaissance, Enzo continue :
— Oui, c'est Julien.

Le vieil homme redresse la tête pour regarder Enzo. Il a les yeux humides de larmes, et un grand sourire lui barre désormais le visage. Il lui manque quelques dents, ne peut s'empêcher de noter Enzo.

— Qu'est-ce que vous pouvez me dire sur lui ?

Le vieil homme s'assoit, Enzo l'imite. Il prie pour que Nicolas comprenne et réponde à cette question. Quelque chose a changé dans le regard de l'homme.

— Julien. C'est un petit garçon très intelligent. Il ira loin.

Puis, Nicolas marque une pause, peut-être perdu dans les souvenirs, avant de demander :
— Quand est-ce qu'il vient me voir ?

Le cœur d'Enzo s'emballe. La question ne lui paraît pas anodine. Cela faisait presque dix ans que Nicolas était enfermé dans cette cellule : il savait donc que Julien ne viendrait pas, à moins que celui-ci ait trouvé un moyen de rentrer en contact avec lui. Et que Nicolas attende effectivement la venue.

— Il vous a dit quelque chose ?

— Il m'a demandé de lui raconter comment c'était, quand j'étais petit.

La réponse n'est pas celle qu'Enzo attendait : visiblement, Nicolas a perdu toute notion de temps et répond comme s'il était interrogé pour la première fois sur les actes qui l'ont conduit là. Enzo insiste :
— Ok, mais il vous a dit qu'il viendrait vous voir ?

— Je sais que ce n'est pas bien, que je n'aurais pas dû raconter comme ça. Mais je ne pouvais pas mentir à Julien. Vous comprenez ? Hein, vous comprenez ? J'ai pas voulu, j'ai pas voulu...
De nouveau, le son meurt dans la gorge de Nicolas. Enzo tente une dernière fois.
Monsieur, c'est important. Est-ce que Julien vous a dit qu'il viendrait vous voir ?

Le vieil homme, qui s'était assis, commence à se balancer d'avant en arrière en gémissant. Il porte les mains sur le sommet du crâne en murmurant :
— La tête. La tête.

Enzo fronce les sourcils remue la main devant le visage de l'homme, pour le faire réagir, mais impossible. Nicolas continue de gémir en se prenant la tête.
Enzo sent la colère l'envahir, il crie :
— Mais c'est pas compliqué, comme question. Tu pourrais répondre.

Il se lève et toise l'homme. Celui-ci se protège en mettant les bras au-dessus la tête et se ratatine sur lui-même.

— Pas taper, pas taper.

— Alors, réponds à cette question !

L'homme s'arrête, fixe Enzo bêtement, le regard ahuri.

— Quelle question ?

Enzo souffle. Il n'obtiendra rien. Il se tourne vers la vitre teintée et articule :
— J'ai fini.

Dans la seconde d'après, le garde revient chercher Nicolas et lui passe les menottes. Enzo les regarde s'éloigner, les bras ballant. Puis, il tente une deuxième fois d'appeler Jen. Cette fois, il ne se retient pas : toute la colère au fond de lui ressort alors qu'il tombe de nouveau sur répondeur.

— Bon, Jen, ça suffit maintenant. Si tu crois que j'ai que cela à faire de m'inquiéter pour toi et de prendre des nouvelles. Moi aussi, je passe une journée de merde au boulot, mais bien sûr, tu ne le sais pas vu que Madame disparaît sans crier gare. Ce petit jeu ne m'amuse plus du tout. Putain, Jen, revient quoi. En plus, je sais pas si tu as vu les info, mais il y a un type qui se balade dans Paris et qui n'a plus de capsule. Il est peut-être dangereux. Je voudrais que tu rentres. Et si tu ne veux plus me voir, je ne sais pas, va chez une copine ou chez Eliott. Mais répond, bon sang !

Il raccroche, souffle de nouveau. Il lève les yeux et tombe nez-à-nez avec la femme, appuyée contre l'encadrement de la porte.

— Un problème ?

L'ironie est mal dissimulée dans le ton qu'elle emploie. Enzo grimace, et répond sèchement que ça allait.

— Dans ce cas, Eliott m'a fait savoir qu'il souhaitait vous voir.

Alors qu'Enzo passe à hauteur de la femme pour sortir de la pièce et rejoindre Eliott, elle lui glisse, malicieuse :
— Bonne chance !

Puis, elle part en s'esclaffant. Vraiment, quelle mauvaise journée. De mauvaise humeur, Enzo retraverse seul les couloirs gris, descend dans l'ascenseur et sort du bâtiment, les mains dans les poches. Dehors, le soleil commençait à décliner dans le ciel : c'était la fin d'après-midi. Il arrive dans le bureau d'Eliott, frappe.

— Tu voulais me voir ?

Eliott est assis sur le siège de cuire. Il a la mine grave.

— Cela n'a rien donné avec le grand-père, soupire Enzo.

— Évidement, lâche Eliott, laconique.

— Comment cela ?

Eliott se lève, en un geste théâtral.

— On vient de m'appeler : une nouvelle voiture a été volée.

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