Chapitre 41

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Julien se lève, presque sans difficulté. Désormais, il était parfaitement rétabli et seul l'inactivité le limitait dans les mouvements qu'il voulait faire : il passait le plus clair du temps allongé. Alors se lever lui demandait souvent un effort surhumain. Cependant, il est décidé, et c'est en s'appuyant sur les bras qu'il parvient finalement à se mettre debout.


En se tenant au mur, il se dirige chancelant vers le petit bureau, placé dans le coin près de la fenêtre. Il en profite pour regarder le parking qui s'étend sous lui et la circulation qui s'y fait. Quelques voitures arrivent, d'autres repartent. Parfois, c'est la voiture rouge d'un pompier, sirène hurlante, qui amène un patient. Le ciel tirait sur le jaune : il était vingt heures passées.
Julien se retourne et s'assoit sur la chaise de bureau. Il n'a rien pour écrire. Il ouvre un tiroir, il est vide. Le deuxième présente une feuille à carreaux chiffonnée et roulée en boule dans le fond. Il la déplie et la lisse du plat de la main. Elle reste toujours chiffonnée, mais il n'a pas mieux. Il attrape le stylo posé dans le pot à crayon. La main en l'air, il hésite. Cela fait bien longtemps qu'il n'avait pas écrit quelque chose à la main. Il se demande s'il en est encore capable. Il visualise les lettres, répète le geste dans les airs avant de l'appliquer sur la feuille. D'une main hésitante, il trace le premier mot : « Jen ».

L'écriture est tremblante, mais lisible. Il y ajoute une petite virgule et saute une ligne. Puis, il se demande ce qu'il pourrait bien écrire d'autre. Il convoque l'image de la jeune femme dans l'esprit, en fermant les yeux. Il ne lui en voulait plus du tout. Il savait ce qu'il devait écrire. Il replace la main sur la feuille, la langue un peu tirée tant il est concentré sur l'écriture.

Je t'écris ces quelques lignes pour te dire que je suis heureux. Dans quelques jours, ils m'exécuteront. Mais je suis heureux, car je ne regrette rien.

Il fait une pause, relit ce qu'il a écrit. Parfois, il a fait quelques ratures. Il espère que ce sera quand même compréhensible. Il se penche de nouveau sur la feuille et continue :
Je ne regrette pas d'avoir enlevé cette capsule, d'avoir goûté même seulement cinq jours à la liberté. Je regrette encore moins de l'avoir fait avec toi. Tu as été quelqu'un de formidable, même si tu n'as pas toujours été honnête.

Julien fronce les sourcils. Même si la dernière phrase était vraie et qu'il le pensait sincèrement, il ne pouvait pas mettre cela dans la lettre. Il raye donc la dernière partie et se remet à écrire.

Je sais que pour toi aussi, ces quelques jours ont été une grande expérience, même si ce n'était finalement qu'une parenthèse, et que maintenant tu retournes à la vie d'avant. Je sais que tu n'oublieras jamais cela. Que tu ne m'oublieras jamais. Et cela m'apaise, parce que tant que quelqu'un pensera à moi, en bien ou en mal, je continuerai d'exister.


Le cœur de Julien se serre en écrivant les derniers mots. Il se demande si Jen pensera encore à lui, dans dix ou vingt ans. Il se demande à quoi tout cela rime. Durant une semaine, il a été dans les préoccupations de tout le monde, la télévision, les réseaux sociaux ne parlaient que de lui. Et déjà, on l'avait presque oublié. Que serait-il dans dix ans ? Nul doute que l'histoire serait réécrite pour correspondre à une attente, pour ne pas faire de vague. Julien reprend donc l'écriture de la lettre :
Non, je ne regrette rien de tout cela. La seule chose que je regrette, finalement, c'est ce système, cette capsule, qui guette tous les faux-pas. Je me suis senti oppressé. Mais je suis visiblement le seul à ressentir ce sentiment, alors finalement, tant mieux : bientôt, je serai mort, et vous pourrez construire une société parfaite sans moi.

Il tente de s'imaginer ce que cette société pouvait être, sans non-conforme, sans problème. Il se dit que quelque part, c'était reposant. Il concevait tout à fait qu'on puisse vouloir y vivre.
Il pose le stylo et relit ce qu'il vient d'écrire. Il se demande vaguement ce que Jen en pensera. Peut-être qu'elle chiffonnera le mot et le jettera à la poubelle. Il n'en a pas envie, alors il reprend le stylo pour ajouter les dernières recommandations :
Jen, sois heureuse toi aussi. Marie-toi avec Enzo, je suis sûr que c'est quelqu'un de bien. Il a l'air de t'aimer beaucoup. Reprends les choses là où tu les as laissées, et bats-toi pour ce que tu crois juste : tu en auras la position. Rends ce monde le meilleur possible.


Il marque une pause, satisfait, avant d'ajouter, en bas de la feuille :
Amitié, Julien.

Il pose le point final, puis il pose le stylo. Il lisse une dernière fois la feuille. Ce n'est pas très propre, mais il ne pouvait faire mieux.

Il se lève, ouvre la fenêtre. L'air frais lui soulève les cheveux. Il ferme les yeux et savoure cette petite brise. Il reste un moment accoudé à la fenêtre, à regarder l'activité sur le parking diminuer, jusqu'à ce que tout devienne immobile et que le soleil disparaisse derrière la rangée d'arbres bordant l'hôpital. Puis, une idée lui traverse l'esprit.

Il retourne au bureau, s'y rassoit et rajoute :
Ps : demande à Enzo de t'emmener faire du camping, cela te rappellera un peu ce que nous avons fait.

Satisfait, il plie la feuille en quatre et inscrit « pour Jen » sur la première face, qu'il pose bien visible sur le bureau. Il a peur que la brise fasse s'envoler le papier, alors il la bloque avec le pot à crayon. Il espère que quelqu'un la trouvera.

Julien retourne devant la fenêtre, contempler le parking dix mètres plus bas. Il tente d'observer le moindre détail, jusqu'au rapace qui plane en cercle, dans le ciel à gauche. Peut-être a-t-il trouvé une proie et qu'il attend le bon moment pour fondre sur elle. Mais il continue à tourner jusqu'à disparaître finalement du champ de vision du jeune homme.

Dans trois ou quatre jours, on allait l'exécuter. Il n'était pas sûr de la date, mais il savait que ce serait pour bientôt. Alors, on ferait dans les journaux une page spéciale. Peut-être même y aurait-il une photo de lui, inanimé. Il grimace. Ce serait quand même un peu bizarre, de mettre ainsi la photo d'un mort. Il essaye d'imaginer la tête qu'il aurait alors, sur cette photo. Le visage encore plus pâle qu'à l'ordinaire, les yeux clos. Il n'arrivait pas vraiment à se projeter.

Quoiqu'il en soit, il allait mourir. Une nouvelle brise soulève les cheveux châtains de Julien. Il prend une grande inspiration. Il imagine la tête d'Enzo effaré quand il apprendrait la nouvelle. Une fois de plus, Julien échappait au sort qu'on lui réservait. Jusqu'au bout, il avait décidé de faire différemment de ce qu'on lui demandait.

Il enjambe la fenêtre et se laisse tomber.

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