Julien fixe le reflet déformé que lui renvoie l'eau de la rivière. Il a laissé Jen un peu plus loin alors qu'elle consultait pour la énième fois la carte : elle refusait d'admettre qu'ils étaient complètement perdus. Un peu plus tôt, ils avaient aperçu l'hélicoptère et, ne sachant pas s'ils avaient été repérés, avaient décidés de rebrousser chemin, afin de brouiller les pistes.
Mais la progression dans cette forêt aux rochers escarpés était difficile et ils avançaient lentement. Le jeune homme soupire. Il guette le moindre bruit de pâles survolant la cime des arbres. Cela faisait un moment qu'ils n'avaient rien entendu. On devait être en milieu d'après-midi, mais Julien n'avait aucun accès à l'heure, hormis la course du soleil. Il plonge la main dans l'eau fraîche, pour boire un peu avant de retourner voir Jen s'énerver autour de la carte.
Un cri retentit alors qu'il portait la main vers la bouche sèche. Il sursaute et l'eau s'éparpille, mouillant la chemise du jeune homme. D'un bond, il se relève et ne prête pas attention à la tache d'eau sur le vêtement.
— Jen ? appelle-t-il.
Mais il n'obtient aucune réponse. Derrière lui, les oiseaux se sont envolés et les bois sont plongés dans l'obscurité. Il se dirige vers le cri, un peu à l'aveuglette, les pieds s'enfonçant dans l'humus et les feuilles mortes de la forêt. Il zigzague entre les arbres, tâchant de retrouver le point où il a laissé Jen.
— Jen ? appelle-t-il de nouveau.
Mais cette fois, la voix n'est qu'un murmure, incapable de franchir le mur des lèvres du jeune homme. Il a la gorge serré par la peur et le mauvais pressentiment.
Il contourne un arbre et là, il se trouve face à face avec la jeune femme. Mais un homme grand et chauve aux épaules démesurément larges la maintient par la taille. L'homme a posé un pistolet sur la tempe de Jen, qui ferme les yeux, le teint pâle.
Julien sent également le sang lui quitter les joues et commence à pâlir. Il croise le regard de l'homme et esquisse un pas vers lui, mais une voix sort d'un coin obscure et Julien tourne la tête.
— Où crois-tu aller ? Reste ici.
Un second homme apparaît et s'avance vers lui. Julien reconnaît l'homme qui lui a tendu un piège dans la cuisine du gîte et qui les a poursuivit dans le centre commercial de Lyon. Enzo. Le Promis de Jen. Lui aussi tient une arme dans la main, qu'il fait tourner lentement, afin, sans doute, d'impressionner Julien.
— Salut, Enzo, lâche le jeune homme, d'un ton amer.
Un sourire étire les lèvres du membre de l'AFS et vient l'éclairer. Julien le détaille : les cheveux noirs lui font de l'ombre sur la peau mate. Il a les yeux sombres, et ils sont remplis d'une haine immense. Julien se félicite de voir la lèvre d'Enzo fendue, là où il l'a frappé la veille. Les deux hommes se dévisagent, froidement. Les muscles de Julien se tendent. Enzo, lui, paraît confiant. Il se place aux côtés de Jen.
— C'est finit pour toi. Au moindre geste brusque, tu peux lui dire adieu.
Enzo esquisse un geste du menton en direction de Jen, qui inspire bruyamment. Elle se mord la lèvre, geste qui est désormais familier pour Julien. Elle le fait chaque fois qu'elle est inquiète ou contrariée. Le jeune homme sent les larmes lui piquer les yeux, mais il se refuse d'abandonner si facilement et de supplier Enzo de l'épargner, ou d'épargner Jen. Il ne veut pas lui donner cette satisfaction. Alors il serre les poings, jusqu'à ce que les jointures blanchisse et serre la mâchoire. Il articule :
— Il s'agit de Celle-qui-vous-est-Promise.
Il a mis toute la colère et le mépris qu'il pouvait dans cette phrase, qu'il a craché aux pieds d'Enzo. Julien comprend pourquoi la jeune femme n'était pas heureuse avec cet homme, s'il était prêt à la sacrifier pour le faire chanter. L'espace d'un instant, Julien peut lire de l'incertitude dans les traits d'Enzo. Puis le jeune homme reprend contenance et hausse les épaules, avec indifférence.
— C'était, en effet.
Enzo fait un pas dans la direction de Julien. Il range le pistolet dans un étui qu'il porte à la ceinture. Tout le corps du fugitif est tendu, dans l'attente, prêt à réagir.
— Bien, que fait-on ? Te rends-tu sans résistance ou bien prends-tu le risque que ce joli minois se fasse écorcher ?
Julien jette un regard à Jen. Elle lui lance un regard suppliant. Il ne peut pas tenter de se sauver en laissant la jeune femme abandonnée à elle-même. Il ne voulait pas rentrer dans le jeu d'Enzo, mais les options qui s'offraient à lui étaient minces. Il inspire et tente de calmer le rythme du cœur qui bat la chamade. Enzo s'est encore approché. Il est désormais à quelques pas de Julien.
— Alors, demande-t-il ?
Julien lève lentement les mains en l'air, tout en fixant Enzo dans les yeux. Il espère que ce contact visuel lui montrera qu'il n'a pas peur.
— Ok, je me rends.
Enzo sourit de nouveau. Il hoche la tête, satisfait. Julien a à peine le temps de voir le poing bandé du jeune homme partir et une vive douleur le cueille à la mâchoire. Déstabilisé, il chute.
— Enzo !
C'est la voix de Jen. Elle s'est détachée de l'étreinte de l'homme. À moins que ce ne soit lui qui l'ai lâché. Des points noirs vont et viennent dans la vision de Julien, ce qui le gêne pour voir. Il ne sait plus très bien où il est.
— Ca, c'est pour le coup que tu m'as donné, crache Enzo avec colère.
Julien tente de se relever, encore sonné. Il préférerait attendre que le sol arrête de tanguer pour le faire, mais l'instinct lui souffle que ce n'est pas une bonne idée de rester en position de faiblesse. Il se jette donc sur Enzo et les mains s'agrippent au t-shirt noir. Julien pèse sur le jeune homme et le fait basculer sur le sol. Les deux hommes roulent. Des feuilles mortes s'accrochent aux cheveux de Julien. Il maintient Enzo cloué sur le sol d'une main. De l'autre, il cherche à tâtons l'étui du pistolet. Les mains de Julien se renferment sur l'objet. Le métal est froid et lourd. Il se redresse lentement, pointant le canon vers la poitrine d'Enzo.— Si tu tires sur Jen, je tire aussi, menace Julien.
Enzo ne se relève pas. Il reste dressé sur les deux avant-bras, le visage blême. Julien ne savait pas tirer, mais la distance était assez courte pour qu'il ne puisse pas louper la cible. Il tient l'arme par la crosse, tellement serrée que les jointures ont blanchi. L'autre baisse les yeux, il est à la merci de Julien Ils restent ainsi plusieurs secondes à se jauger, sans savoir quoi faire. Le temps s'écoule lentement, sans qu'aucun ne bouge, tous suspendus à un souffle. Julien sursaute à moitié lorsque Jen pose la main sur l'épaule.
— Ne tire pas Julien.
Il ne jette aucun regard à la jeune femme. Il raffermit sa prise autour de la crosse. Enzo a relevé les yeux, qu'il plante dans ceux de Julien. Le jeune homme serre les dents. Il n'avait qu'un seul geste à faire, replier le doigt sur la gâchette, et tout serait fini. Il pouvait le faire.
— Tu ne veux pas tirer ? Tu as peur ?
— Tais-toi, Enzo, aboie Julien.
Mais la voix du jeune homme est rauque. Il ne se reconnaît plus. Il lutte intérieurement pour démêler les pensées qui le traversent. Tirer, ne pas tirer. Il ne sait pas quel sera le meilleur choix. Jen revient à la charge. Elle se poste entre Julien et Enzo, le canon collé contre la poitrine.
— Julien. Ne tire pas.
— Pousse toi, Jen. Il était prêt à te tuer, et tu le défends encore !
Jen secoue la tête, en signe de refus. Elle relève ensuite le menton, en signe de défi.
— Si tu tires, tu prouves au monde entier qu'effectivement, il y a quelque chose qui cloche chez toi. Tu seras fiché non-conforme. Je sais que tu vaux mieux que ça, Julien. Je sais que tu as toujours été honnête. Tu as été le plus honnête de nous deux, au cours de cette aventure.
Elle inspire grandement, marquant une pause dans l'explication. Déjà, Julien avait relâché la prise autour du pistolet, et le canon avait légèrement glissé sur la poitrine de Jen.
— S'il tire, s'il te tue alors que tu te rends, il montrera à tous que même un conforme peut faire quelque chose d'horrible. Il ne sera pas puni pour autant : la position qu'il occupe au sein de l'AFS permettra d'étouffer l'affaire et de faire passer tout cela comme de la légitime défense. Mais moi, je saurai.
Le bras de Julien pend et, petit à petit, il ouvre les doigts. Le pistolet tombe dans l'humus, qui amortit le bruit. Enzo se relève et pousse Jen sans ménagement. Elle trébuche un peu, mais ne tombe pas. Enzo s'accroche au col de la chemise de Julien, fermement et le pousse, pour le faire tomber. Julien passe un bras devant lui, pour se protéger des éventuels coups. Mais Enzo ne frappe pas. Au lieu de cela, il place le pied sur la poitrine de Julien. D'une pression, il l'oblige à s'allonger entièrement au milieu des feuilles mortes.
— Alors, tu te rends ?
— Oui, articule Julien, distinctement.
La pression sur la poitrine du jeune homme s'accentue, l'empêchant de respirer.
— Je ne te crois pas. C'est encore une manigance pour nous filer entre les doigts.
Julien entend le sang pulser contre les tympans, rendant les voix de Jen et d'Enzo lointaines. Il cherche désespérément un peu d'air pour lui remplir les poumons, mais il a beau inspirer, rien ne semble rentrer dans la trachée.
— Enzo, arrête ! s'exclame la jeune femme.
— Toi, on s'expliquera plus tard.
Enzo l'empêche d'intervenir en lui bloquant l'accès avec le bras, mais Julien sent la pression se relâcher légèrement. Enfin, l'air pénètre et lui brûle les poumons. Mais, alors qu'il s'y attendait le moins, il reçoit un coup dans les côtes, qui l'oblige à se recroqueviller sur lui-même. Un deuxième coup l'atteint à la tête et un troisième. Il jette un regard autour de lui, le nez ensanglanté collé dans la terre et l'humus. Il voit les Ranger d'Enzo s'éloigner vers les chaussures en toiles de Jen.
— Bill, occupe-toi de lui.
Une deuxième paire de Ranger s'approche de lui. Il tente de se relever, mais n'y parvient pas. Bill le saisit par le bras, sans ménagement, l'aide à se lever. Julien tousse et crachote. Il fait trois pas, puis les jambes cèdent sous lui. Il retombe dans l'humus. Bill soupire.
— Il faudrait un brancard.
Julien a fermé les yeux, il se laisse guider par l'ouïe. Il entend les feuilles craquer près de lui, signe que quelqu'un s'approche. Et en effet, la voix d'Enzo lui paraît beaucoup plus proche lorsqu'il articule :
— Il y a vingt-cinq minutes de marche jusqu'à l'hélicoptère. Tu penses réussir à le porter jusque-là.
— Je peux essayer, répond le dénommé Bill.
Puis Julien sent de nouveau le contact de deux mains puissantes qui le soulèvent et le jette sans ménagement au travers d'une épaule. Celle-ci lui appuie sur une des côtes, là où Enzo a frappé et Julien gémit. La côte est sûrement cassée. Il entend Bill s'excuser en marmonnant puis se mettre en mouvement. Julien relève la tête et entrouvre les yeux. La dernière image à s'inscrire dans la rétine du jeune homme est les troncs rugueux de la forêt, les feuilles mortes et un rayon de soleil percer la cime des arbres et venir éclairer l'endroit d'une lueur dorée.
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Capsule
Science FictionAprès le Grand Soulèvement, des lois ont été créée pour satisfaire la population qui réclamait plus de sécurité, qu'elle soit financière ou politique. Ceux qui ont pris le pouvoir ont réussi à instaurer l'ordre et à rendre le monde parfait : il n'y...