Chapitre 12

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Enzo accroche le blouson sur le porte-manteau. Il est exténué après la journée qu'il vient de passer. Il s'est arrêté au bureau, avant de rentrer, histoire de prendre la température et de voir s'il y avait du nouveau. Eliott lui a montré l'alerte et le signalement qui tournent sur tous les médias depuis vingt heures. Les journalistes n'ont pas perdu de temps. Au moins, Julien sera attrapé dès demain.

— Je suis rentré ! lance-t-il depuis le hall, délaçant les Rangers noires.

Il n'obtient pas de réponse. Peut-être que Jen est en train de lire dans la chambre, et, trop prise par le roman, n'a pas entendue. Peut-être aussi lui fait-elle encore la tête, pense Enzo en grimaçant. Au moins, cette fois, il aurait une bonne excuse : il n'avait qu'à allumer la télévision pour prouver l'urgence critique de la situation. Et lui promettre de prendre des congés dès que cette histoire de fou serait terminée.

Il passe la porte du salon, il n'y a personne. La pièce est plongée dans le noir, même la lampe de salon n'a pas été allumée.

— Jen ? appelle-t-il.

Toujours pas de réponse. Il ordonne aux lumières de s'allumer et la pièce s'éclaire. Rien n'a bougé depuis hier soir : il y a même toujours les bris d'assiettes sur le plancher. Enzo se rend compte qu'il marche même dedans en chaussette. Avec un juron étouffé, il enlève les morceaux de porcelaine accroché au tissu. Elle avait toute la journée pour nettoyer, s'agace-t-il en allant chercher un balai – l'aspirateur automatique était trop petit pour avaler toute cette porcelaine. Il rassemble les débris en un tas, consciencieusement. Il sait que c'est à cause de lui, que les assiettes sont cassées, mais quand même. Il regarde l'heure sur le téléphone. Il est vingt-trois heures, encore. Cela fait une journée que les assiettes traînent là, par terre. Hier, à la même heure, il était assis sur le plancher à contempler la lune et à rêver de vacances. Il soupire. C'est drôle, parfois la vie, comment les choses peuvent vous échapper à ce point. Puis, il pense que ce qui s'échappe en ce moment, surtout, c'est Julien. Un boulon mal huilé dans la mécanique de la société, et c'est tout qui part en vrille. Enzo mesure alors l'importance du travail qu'il accomplit chaque jour : grâce à lui, la société tourne correctement. Il gonfle le torse de fierté. Il va l'attraper, ce petit grain de sable dans les rouages. Il va l'avoir. Et alors, tout rentrera dans l'ordre, à nouveau.

La pelle bascule dans la poubelle. C'est le dernier tour jusqu'à la cuisine : les débris sont nettoyés. Il en reste peut-être quelques petits, mais ceux-là, l'aspirateur n'aura pas de mal à les aspirer. Enzo est satisfait. Mais Jen n'a toujours pas montré signe de vie.

—Jen, appelle-t-il de nouveau.

Il fait le tour de la table, passe devant le fauteuil jaune. Dans la chambre non plus, il n'y a personne. Ni dans la salle de bain. Enzo commence à trouver cela bizarre. Il sort le téléphone, appuie sur le numéro de Jen. Ca sonne, ça sonne, mais cela ne répond pas. Il laisse un message :

— Jen, c'est moi. Je sais pas où tu es, tu es pas à la maison. Je m'inquiète, tu ne réponds pas. Dis-moi où tu es.

Il raccroche. Elle n'a répondu à aucun des messages qu'il a envoyé aujourd'hui. Elle semble vraiment avoir disparu. Il se met à chercher des indices. D'abord, il se met à fouiller partout. Dans la salle de bain, il ouvre chaque tiroir, cherche quelque chose d'inhabituel. Mais dans le tiroir à gauche, le sien, il n'y a que le nécessaire à rasage, le parfum qu'il utilise et le petit peigne pour coiffer les cheveux après la douche. Le tiroir de Jen est beaucoup plus fourni, mais Enzo en connaît chaque produit. Il sait quelle crème elle utilise le matin, pour s'hydrater la peau, qu'elle utilise d'abord une brosse, pour démêler les longs cheveux, puis un peigne fin, pour enlever tous les nœuds. Il sait quelle couleur de vernis elle possède, bien qu'elle n'en mette presque jamais. Il n'y a pas un objet en trop ou en moins.

Il repasse dans la chambre, s'arrête. Réfléchit. Certes, il y a eu la dispute d'hier, mais ce n'est pas la première fois que les choses explosent ainsi. Ils ont tous les deux des caractères affirmés, alors forcément, cela crée des frictions. De plus, il lui semblait que Jen lui avait plus ou moins pardonné. À cette pensée, les yeux d'Enzo se posent sur le lit.

Il y a un livre dessus. Il s'approche : la couverture est lisse, glacée. Elle renvoie la lumière. Le titre indique Le Meilleur des Mondes. Dessus, il y a un post-it. Enzo attrape le roman. Le livre est court, peu de pages. Sur le post-it, il reconnaît l'écriture ronde de Jen - encore une des lubies de la jeune femme, d'écrire à la main.

Le livre que tu m'as promis de lire. Fais-en bon usage, merci.

Enzo est perplexe. Pourquoi Jen a pensé à lui trouver un livre, mais qu'elle est introuvable ? Il n'y comprend plus rien. Il se laisse tomber sur le rebord du lit. Avec l'élan, les ressorts du matelas le font rebondir quelque peu. Il fixe les deux dragons en bois, sculptés sur la tête de lit, mais il ne les voit pas. Il regarde dans le vide. Qu'est-ce que tout cela signifie ?

De nouveau, Enzo se lève et passe dans le salon. Il fouille avec l'énergie du désespoir. Il regarde chaque livre dans la bibliothèque. Il en manque deux. Il trouve rapidement le premier manquant : le livre qu'elle lui a prêté. Le deuxième se trouve sur le bras du fauteuil. Ce sont les Chants du Chu. Enzo se souvient maintenant : elle les lisait hier soir et les avait posés là, avant d'aller se coucher. Elle n'a donc pas touché à ce livre depuis hier soir. Elle n'a donc pas lu ? Tout cela est de plus en plus étrange. Il tente de nouveau d'appeler, bien sûr, cela ne répond toujours pas. Il ouvre chaque tiroir. Mais force est de constater qu'elle n'a pris qu'une seule chose : le téléphone. C'est bien la peine, si elle ne répond pas.

Enzo tente d'être rationnel : si elle n'a rien emporté, pas même un seul livre, c'est qu'elle compte revenir. Du moins, c'est ce dont il espère se persuader. Lui-même n'en est pas très sûr. Elle va revenir.

Il reste un moment immobile, se répétant cela, puis se dirige vers la chambre : il ferait mieux de dormir, il a eût une grosse journée et Enzo sait bien que Jen, qu'elle ait décidé ou non de partir définitivement, n'est pas en danger. Elle est assez grande pour savoir se repérer dans la ville parisienne et même dans les alentours. Peut-être que quand il ouvrira les yeux, demain matin, elle sera là, paisiblement endormie à côté de lui.

Alors qu'il enlève le t-shirt qu'il porte, le téléphone sonne. Il se précipite, mais le numéro affiché n'est que celui d'Eliott. Peut-être appelle-t-il pour dire qu'elle est chez lui ? Peut-être a-t-elle eu envie d'une visite familiale. Il décroche, le cœur battant :
— Allô ?

Eliott ne prend pas de nouvelles : il va droit au but.

— Je sais que tu as eu une longue journée, mais je dois t'annoncer qu'elle n'est pas finie. Il y a eu un incident dans une station-service près de Paris. La première avant le périph. L'homme qu'on a interrogé dit avoir formellement reconnu Julien.

— Près de Paris, répète Enzo, incrédule.

Le rythme cardiaque s'accélère. Julien est ici, à deux pas de chez lui. Et il ne sait toujours pas où est Jen. Ce fou-furieux pourrait lui faire du mal. Peut-être même qu'il lui a déjà fait du mal. Le jeune homme s'efforce de ne pas céder à la panique et de rester professionnel :

— Vers quelle heure ?

— Vingt heures.

— Quoi, mais c'était il y a trois heures !

Enzo n'en revient pas : à cette heure-ci, Julien pouvait de nouveau être n'importe où. Quel était donc ce service qui réagissait trois heures après les faits ? Enzo avait imaginé la diffusion de l'information justement pour accélérer les choses, pas pour les retarder. Il entend Eliott soupirer. Lui aussi à l'air d'être fatigué.

— T'énerve pas, j'ai envoyé des gars sur place il y a une heure déjà. C'était tout l'effectif de nuit. Ils ne sont pas encore revenus.

Enzo se calme, du moins essaye. Il est un peu à cran. Il ne pense qu'à une chose : Jen, seule et ignorante dans les rues de Paris où Julien erre sûrement aussi. Voyant qu'Enzo ne répondait rien, Eliott enchaîne :
— Bon, je t'appelle pas pour la forme, j'ai besoin de toi. On a retrouvé la bagnole. Enfin, je pense. Je suis pas encore allé voir sur place. J'ai reçu l'appel il y a cinq minutes. On a signalé une voiture noire sur une place de parking devant un parc. Ce serait celle de Julien. Enfin, c'est pas la sienne, mais tu me comprends.

Enzo avait mal au crâne et envie de dormir. Sortir examiner une voiture était sûrement la dernière chose dont il avait envie. Mais il n'avait pas trop le choix.

— Je t'envoie l'adresse par SMS dès que j'ai raccroché. Moi, je reste au centre. Si tu veux que je te dise : il n'est pas venu à Paris pour rien. Il cherche quelque chose. Peut-être qu'il veut détruire le centre de conformité.

Enzo avait comme un doute : pour lui, le comportement de Julien n'était pas rationnel, et il agissait au hasard, au petit bonheur la chance. Mais il se tait. L'important n'est pas ce que pense Julien, mais de l'attraper. Et de savoir où est Jen et si elle va rentrer.

— Au fait, Eliott.

Enzo l'avait arrêté au dernier moment, alors qu'il allait raccrocher.

— Oui ?

— Elle t'a rien dit de spécial, Jen ?

Un silence se fait à l'autre bout du fil. La question avait surpris. Puis il entend Eliott répondre « non, pourquoi ? »

— Non, comme ça, soupire Enzo.

— T'es sûr ?

— Ouais, ouais, t'inquiètes. Bon, tu m'envoies l'adresse, je suis prêt à partir là.

Enzo raccroche, sans laisser le temps à Eliott de répliquer. Il ne pouvait quand même pas lui dire qu'il avait perdu Jen, la petite sœur adorée. Eliott n'attendait que la première occasion pour prouver qu'Enzo n'était pas celui qu'il fallait, que tout le monde s'était trompé. Enzo serre les poings et enfile le blouson. Il jette un dernier regard à la pièce vide et s'engouffre dans l'ascenseur. 

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