Chapitre 21

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Après avoir marché une bonne heure, vérifiant régulièrement sur la carte s'il était sur le bon chemin, Julien aperçoit enfin les premières maisons se découper à l'horizon. Il est arrivé dans la banlieue lyonnaise. Le soleil déclinait et dans quelques heures, il ferait nuit. Julien avait repéré une zone industrielle, où, espérait-il, il pourrait passer la nuit sans se faire remarquer. Après l'épisode de la station-service, il voulait éviter qu'on le voit. L'homme de la Twingo l'avait reconnu sans hésitation. Il était donc sûr que chaque personne qu'il croiserait en ferait de même.

Il jette un rapide coup d'œil à la carte et se remet en marche. Il a encore quelques heures devant lui, mais il aimerait trouver une cachette sûre pour passer la nuit. Il avait abandonné l'idée du bosquet, trop proche de la voiture : il était sûr que ce serait le premier endroit où l'AFS chercherait. Il s'était donc éloigné, marchant vers la ville. Il avait secrètement espéré tomber sur la jeune fille – comment s'appelait-elle déjà ? Il se sentait coupable : maintenant, elle était également recherchée, alors qu'elle n'avait rien fait. Il voulait l'avertir, lui conseiller d'aller expliquer toute l'histoire, si elle ne voulait pas qu'on la considère comme une complice. Après cela, Julien reprendrait la route vers le Sud, en espérant que les autorités italiennes n'aient pas été mise au courant de l'affaire.

L'usine se découpe dans le ciel, projetant de l'ombre sur le sol goudronné. L'enceinte est encadrée par une clôture, délimitant le terrain. L'endroit semble désert : à cette heure-ci, les employés devaient tous être rentrés chez eux.

Julien contourne la clôture, fait le tour du bâtiment. Il ne cherche pas à rentrer dedans. Certes, il serait sans doute plus à l'abri à l'intérieur ou sous le porche qu'il aperçoit, mais il ne tient pas à se faire repérer. Il repère une rangée d'arbres, sur le flanc gauche du bâtiment, pour cacher l'usine du paysage. S'il arrive à se faufiler entre les arbres et la clôture, il sera à l'abri. Le passage est étroit, et peu confortable, mais cela sera suffisant pour passer la nuit. Il compte seulement se reposer un peu et partir de bonne heure le lendemain – dès que les premiers rayons du soleil lui auront chatouillé le visage. Il reste sûr que la jeune fille est partie en direction de Lyon. S'il y allait assez tôt, il n'y aurait personne ou presque dans les rues. Avec la capuche du sweat, il pourrait se couvrir le visage et ainsi passer inaperçu. Il regrette de ne pas avoir pris les lunettes de cinéma, dans la voiture précédente, qui aurait pu, à défaut de, lui masquer encore plus le visage.

Julien se tourne, cherche la position la plus confortable pour dormir. Allongé sur le dos, il fixe le ciel, encore bleu. Il s'endort avant même d'avoir vu les premières étoiles.

*

Il erre dans les allées du centre commercial qui vient d'ouvrir. Cela fait plusieurs heures qu'il marche dans les rues, et désormais, celle-ci sont bondées. Julien est un peu nerveux. Il s'est réfugié dans un petit centre commercial, où seules quelques personnes flânent et consomment, le reste préférant se faire livrer à domicile. Il fixe le sol et les baskets qu'il porte, pour ne pas que l'on lui voit le visage. Mais cela l'empêche de voir devant lui. Il a renoncé à chercher la jeune fille : maintenant que le jour s'est levé et qu'il y a foule, ce serait comme chercher une aiguille dans une botte de foin. Il a voulu repartir, mais après avoir essayé d'ouvrir une bonne dizaine de portières de voitures, il a dû se rendre à l'évidence : le message était passé et chacun était désormais méfiant. Personne ne laissait plus sa voiture ouverte.

Il se sent abattu. Non seulement, il est coincé ici pour une durée indéterminée, mais en plus, il se sent plus seul que jamais. Il jette parfois des petits regards en coin aux personnes qui l'entourent, cherchant à se rassurer. Aucune ne prête attention à lui. Il s'assoit sur un banc, les jambes lasses d'avoir trop marché. Avec un soupir de soulagement, il étire les membres endoloris. Autour de lui, un fleuriste, une boutique d'opérateur, une enseigne de vêtements, un magasin d'appareils électroniques étalent les marchandises à la vue de tous. Julien a faim. Il s'aperçoit dans une des vitre. Les cernes violets sont encore là, soulignent les yeux hagards, perdus. Le teint livide renforce cette impression maladive. Julien se sourit, effectue une grimace devant la glace. Il a du mal à se reconnaître. Il a l'impression que le reflet, qui fait pourtant les mêmes gestes que lui, ne peut pas lui appartenir.

Il fouille dans le sac en toile. Il ne lui reste plus rien de consistant. Les sandwiches ont tous été mangés, ne restent plus que les barres de céréales, quelques fruits et une bouteille d'eau. Il grimace. Il sera bientôt à court de vivre. Mais il ne peut pas voler de nouveau : il se ferait alors repérer et cette fois, il ne dispose d'aucun véhicule pour s'enfuir.

Julien gémit. On dirait que la course s'arrête là. Il se demande combien de temps il peut mettre, à pied, pour franchir la frontière italienne. Trop longtemps sûrement pour ne pas mourir de faim ou de soif. Ou d'épuisement. Si seulement il pouvait trouver une voiture ! Julien s'adosse contre le dossier du banc et ferme les yeux. S'il se rendait maintenant, il finirait enfermé au centre de non-conformité, et il ne verrait plus jamais la lumière du jour.

À l'école, on lui avait appris que les non-conformes restaient au centre seulement le temps d'apprendre à devenir conforme. Ensuite, on les relâchait et ils pouvaient recommencer à travailler, à fonder une famille, à vivre normalement. Mais Julien n'était pas dupe. Il savait que Papi Nico était là-bas depuis une dizaine d'années. Peut-être même était-il mort. Or, puisque Julien avait commis dix fois pire, il ne se faisait pas d'illusion. Il n'était même pas certain qu'on essaye de le rendre conforme. Il était trop différent pour que cela marche. Il le regrettait d'ailleurs amèrement. Pourquoi ne pouvait-il pas être comme tout le monde, et se contenter de ce qu'on lui donnait ? Être heureux et se plaire dans cette société parfaite. Au lieu de cela, il a fallu qu'il gâche tout, et maintenant, il ne savait même pas comment s'en sortir.

Il aurait aimé pouvoir revenir en arrière, s'excuser auprès d'Anna. La jeune femme devait certainement être éplorée à l'heure qu'il était. Il éprouvait des remords à l'idée d'avoir causé autant de mal, mais désormais, c'était fait. Il ne pouvait rien y changer et il fallait qu'il reste calme et maître des émotions qui le traversaient s'il voulait avoir une chance de s'en sortir. Le risque était grand, mais cela n'en était que plus grisant. La décision était prise. Il n'allait pas se rendre, il allait se battre, jusqu'au bout. Profiter des derniers jours qui lui restait pour faire ce qu'il voulait. Et ce qu'il voulait actuellement, c'était rejoindre la côte italienne et se baigner dans la mer méditerranée. Peut-être même pourrait-il aller encore plus au sud. Il n'avait jamais pu se payer un tel voyage. Il allait donc prendre le droit de le faire.

Mais pour cela, il fallait qu'il ait une voiture, un véhicule. C'était la difficulté principale. Julien se mit à réfléchir, les yeux toujours fermés, la tête baissée et cachée par la capuche du sweat. Il avait un peu chaud, mais l'air climatisé du centre commercial rendait les choses un peu plus supportable.

Puisque toutes les portières étaient fermées, il fallait qu'il trouve un moyen de les ouvrir. Mais comment ? Julien connaissait le système de ces véhicules, seul le téléphone portable du propriétaire, relié par Bluetooth au tableau de bord de la voiture, permettait d'actionner le mécanisme d'ouverture. Il était bien sûr possible de le faire depuis l'intérieur de la voiture, en triturant les fils, comme il l'avait fait précédemment, mais cela nécessitait que la voiture soit déjà ouverte. C'était une sorte de cercle vicieux. Il devait bien y avoir un moment où les portes n'étaient pas fermées, où les propriétaires se sentaient assez en sécurité pour ne pas les fermer. Sans doute dans un garage. Le problème était alors encore plus insoluble, car Julien ne voyait pas comment s'introduire chez les gens sans se servir de la reconnaissance faciale pour ouvrir la porte.

— Réfléchis, Julien, réfléchis, murmure-t-il en se prenant la tête.

La côte italienne n'était plus très loin, désormais, à peine quelques heures de route. Cinq ou six tout au plus. Pas question donc de voler une voiture où il manquerait de l'essence. Cela rajoutait de la difficulté au problème. Comment s'assurer que le plein de la voiture avait été fait précédemment ?

Soudain, les pièces du puzzle s'assemblèrent, et l'idée de génie fuse. Cette histoire d'essence lui avait donné la solution aux deux problèmes : il fallait simplement qu'il rôde près d'une station-essence – il en avait vu une un peu plus haut dans la rue, à l'autre bout de la galerie marchande. Les conducteurs faisant le plein ne fermeraient sans doute pas la porte de la voiture à clé, se sentant assez confiants. Julien devrait donc attendre que le plein soit fait, et à la seconde où le paiement soit enregistré, sauter dans la voiture et démarrer.

Avec un large sourire, le jeune homme relève la tête. Cette idée le regonflait à bloc. Il était prêt à partir sur-le-champ. Les yeux de Julien rencontrent alors ceux de quelqu'un qui le fixe. Il se fige, et le grand sourire qu'il affichait disparaît. Une décharge d'adrénaline lui traverse le corps, il est prêt à bondir. Mais au dernier moment, il la reconnaît.

Cette silhouette fine, les cheveux longs et couleur ébène, les yeux noirs agrandis par la surprise. C'est elle. C'est la passagère qu'il cherche depuis ce matin. Avec précipitation, Julien se lève et lui sourit. Mais la jeune fille, qui s'est figée elle aussi pour l'observer, fait soudain volte-face.

— Eh ! s'exclame Julien.

Il se met en mouvement pour la suivre. Cette fois, il ne la laissera pas partir. Il se met à courir, manque de rentrer dans quelqu'un, l'esquive de justesse. Il a oublié tout ce qui l'entoure et ne fixe plus que ce gilet noir qui file devant lui.

— Eh, attends, crie-t-il un peu plus fort.

Mais la jeune fille ne s'arrête toujours pas et tourne au coin de l'allée pour s'engager dans une autre. Cette fois, Julien se met définitivement à courir. Il ne veut pas la perdre de vue. Si seulement il se rappelait du prénom ! Pendant qu'il court, il cherche à se rappeler. Il est certain de l'avoir entendu, lors des appels incessants où elle ne répondait pas. Il tourne lui aussi à l'angle et s'arrête. Il ne la voit plus. L'allée est pourtant déserte. Désespérément, il cherche des yeux. Elle n'a quand même pas pu disparaître. Le cœur de Julien cogne fort, il entend le sang taper sur les tempes, dans un bruit sourd.

Il s'avance dans l'allée, tourne sur lui-même. Il appelle :
— Eh !

Mais comment elle s'appelait, bon sang ? C'était plutôt court, il s'en souvient. Il tente de se repasser l'intonation de la voix grave qui le prononçait. Soudain, cela lui revient.

— Jen !

Oui, c'était ça. Elle s'appelait Jen. Du moins, c'est ainsi que l'homme l'appelait. Pas de réponse. Il se remet à courir, appelle de plus belle :

— Jen !

Une main, surgit de nulle part s'agrippe au sweat du jeune homme et le tire avec force. Surpris, Julien manque de trébucher. Il se débat. La capuche tombe. Il arrive à se dégager et de nouveau, se tient face à elle, dans le renfoncement d'une devanture de magasin.

— Mais tu es complètement malade de crier comme ça ! Tu vas ameuter tout le quartier, vocifère-t-elle.

Julien ne dit rien. Il sourit.

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