Julien ralentit. Il est presque arrivé sur Paris, mais il fait presque nuit, il commence à fatiguer et surtout, il a envie d'aller aux toilettes. C'est la dernière station-service avant le périphérique parisien. En plus, il n'a presque plus d'essence. Il se demande si, avec un sourire chaleureux et une bonne excuse, il ne pourrait pas trouver quelqu'un pour lui payer un plein. Ou alors, il vole une autre voiture. Il se dit qu'il verra plus tard et se gare à côté d'un camion avant de descendre. Il a très mal au dos, alors il s'étire. Bon.
D'un pas nonchalant (il essaye d'avoir l'air le plus naturel possible), il passe la porte de la station-service. C'est une grande pièce avec un côté supérette, un carrelage blanc et des tables pour manger. À gauche, il y a les machines à café, et au fond, les toilettes. Julien se dirige donc directement vers le fond de la pièce. Seules trois personnes sont présentes : la caissière du magasin, un homme à la machine à café et une jeune femme qui farfouille dans le sac posé sur une table, à la recherche de quelque chose. Aucun d'entre eux ne fait attention à lui alors qu'il entre dans les toilettes des hommes. Là encore, le lieu est désert.
Alors qu'il se lave les mains, il croise le reflet dans le miroir. Il a toujours le gros pansement sur le cou. Maintenant, ça doit être bon. Avec une grimace, il tire et arrache le sparadrap. La plaie est refermée, mais encore vive. Cela fait une croûte.
— Pas très glamour, marmonne Julien en fermant le robinet d'eau.Il cherche des yeux le sèche-main. Il le trouve, en dessous de la fenêtre. Alors que l'air souffle et fait glisser les gouttelettes d'eau sur le bout des doigts, il regarde par la fenêtre. Cela donne sur le parking de derrière.
De retour dans la pièce, la femme est partie. L'homme boit le café assis à une table et la vendeuse a toujours le nez penché sur le téléphone. Julien a lui aussi bien envie d'un café. Mais il n'a rien pour payer... Peut-être qu'il aurait dû prendre le téléphone finalement. Comment va-t-il faire pour manger ? Il fait le tour des rayons, attrape quelques articles avant de les reposer sans conviction. Il cherche une idée. Il est vingt heures passées et le dernier repas qu'il a pris remonte à midi. Et c'était des mûres. Le ventre de Julien proteste, grogne.
Il jette un regard vers la salle, personne ne regarde. Il attrape un paquet de gâteau et le cache sous le t-shirt. Mais cela ne marche pas : ça se voit. Pour sortir, il est obligé de passer devant les deux autres. Ils le verront forcément. Il repose donc le paquet de gâteau, fait un dernier tour, comme s'il cherchait vraiment quelque chose. Une idée commence à lui germer dans la tête.
Il repasse dans l'espace salle, choisit une table derrière l'homme, de façon à ce qu'il ne puisse pas le voir. Il est alors dans le champ de vision de la vendeuse, mais après un rapide coup d'œil, celle-ci se replonge dans la lumière bleue de l'écran. Julien a un but bien précis : regarder à quel point la vendeuse est attentive et voir si l'homme fait attention à lui. En un mot, s'assurer qu'il n'y a pas de témoin. Il regarde également autour de lui, étudie l'espace. Il ne se sent pas tellement à l'aise, mais le ventre qui grogne de nouveau le conforte dans l'idée. Sur la table, sont disposés des sachets de sucre pour les cafés. Julien malaxe le sachet, pour s'occuper les mains. Il en met également quelques-uns dans la poche du jean – on ne sait jamais.
Le sachet de sucre finit par se déchirer entre les mains moites de Julien. Il jette un nouveau coup d'œil à la vendeuse : elle semble n'avoir rien remarqué. Il se dit que finalement, tous deux sont totalement obnubilés par l'écran, et qu'il peut y aller sans crainte. Il fait un petit tas avec le sucre renversé, à la fois pour se donner une contenance et du courage. Il sent les jambes qui flageolent sous lui et les mains tremblent. Il espère qu'il ne va pas tout faire rater à cause de cela.
Au moment où il s'apprête à se lever, il est attiré par un mouvement sur la télévision. Elle diffusait la chaîne principale, celle des informations, sans le son. On ne voyait que les images bouger et les intervenants remuer des lèvres muettes. Mais l'image a changé et on voit maintenant un fond rouge sombre, frappé du logo de l'Armée des Forces Secrètes. Julien sent les poils se hérisser sur les avant-bras. Pour lui, l'AFS ne représentait qu'une menace : c'était des individus au visage flou (on ne les voyait jamais) qui venaient vous chercher au bout de la troisième infraction. Ils vous emmenaient au centre de conformité, et on ne vous revoyait jamais. C'était, semblait-il, leur seul et unique rôle. Pourtant, Julien n'avait jamais vu apparaître ce logo sur aucun écran de télé. C'est ce qui le figea. L'instinct se réveille et lui souffle que cela n'était pas bon. Pas bon pour lui. Et en effet, quelques secondes après, le visage de Julien apparaît sur l'écran, en gros plan. Une voix-off parle sûrement par-dessus, mais Julien ne l'entend pas : il ne voit que ce reflet de lui-même similaire et pourtant différent. Il n'avait, par exemple, pas cette vilaine balafre sur le cou. C'était une photographie d'un temps d'avant, qui semblait remonter à une éternité. En réalité, un peu moins de vingt-quatre heures.Julien regarde l'homme. Il ne l'a pas vu se lever. La vendeuse ? De même. Tant mieux, parce qu'il est planté au beau milieu de la salle, sur le carrelage blanc. Il ne se décide à avancer que lorsque l'image change pour montrer le modèle de voiture dans laquelle il a conduit. L'idée que les deux autres soient justement en train de consulter l'actualité et que c'est bien la tête de Julien qui s'affiche sur l'écran lui traverse l'esprit. Aucun moyen de le vérifier. Et il ne faut peut-être mieux pas, d'ailleurs.
Julien se remet en mouvement et va se cacher derrière les rayons, là où il est sûr que personne ne le voit. Cette fois, il a vraiment les mains moites et des difficultés à calmer la respiration. Inspirer, expirer. Il tâche de se concentrer sur cela. Il pioche au hasard des gâteaux, des sandwichs, tout ce qui lui tombe sous la main et qu'il peut emporter. Il trouve même un sac en toile où il peut ranger encore plus d'affaire, sans que tout tombe du t-shirt. Il n'ose pas prendre trop, il sait que ce n'est pas bien. Le sac à moitié plein, il décide que c'est assez. Là, il a à manger pour deux jours, peut-être trois s'il fait attention. Il trouvera une solution plus viable plus tard. Ce qui le préoccupe d'avantage, c'est cette annonce à la télévision. Il n'a pas su de quoi cela parlait, mais une chose est sûre : on parlait de lui, de la fuite qu'il avait entrepris. On le cherchait sûrement. L'AFS voulait l'enfermer d'urgence au centre de conformité.
Julien s'apprête à sortir des rayons et à s'avancer à découvert, mais il voit dans un coin une carte de France et des autoroutes. Il la prend. Cela pourrait peut-être toujours servir. Maintenant, le plus dur. Il sent le cœur tambouriner fort dans la poitrine. Cela fait même mal, il a l'impression que l'organe qui pulse va finir par lui déchirer la cage thoracique.
Il avance. Coup d'œil à la vendeuse. Elle ne le regarde pas. Il avance encore, coup d'œil à l'homme. Il ne fait pas attention. Un nouveau pas vers les toilettes pour hommes. Personne ne le regarde. Il commence à marcher plus sereinement. Puis, l'homme relève la tête. Il se lève. Les regards se croisent. Julien se fige.
Il y a comme un mouvement de flottement où Julien ne respire plus, où le temps se fige. Puis lentement, l'homme fronce les sourcils. Sait-il ? L'a-t-il reconnu ? Il s'apprête à dire quelque chose, amorce un mouvement, Julien ne lui en laisse pas le temps. Une décharge d'adrénaline parcourt le corps du jeune homme. Il se précipite vers les toilettes. Sur le carrelage blanc, la course fait un vacarme énorme. La vendeuse s'est sûrement, elle aussi, détournée de l'écran du téléphone. Il ouvre la porte à la volée et s'engouffre dans les toilettes. Il ne prend pas la peine de vérifier si l'homme le suit, il se dirige vers la fenêtre. Il tente de l'ouvrir, n'y parvient pas, s'énerve un peu.
Des yeux, il cherche une solution. Il trouve un balai, servant certainement à nettoyer. Il s'en saisit et frappe avec force contre la vitre. Elle ne se brise pas, mais se fend. Un deuxième et troisième coup assénés presque aussitôt ont raison de la vitre. Il déloge les derniers bout de verre encore accrochés, pour ne pas se blesser et grimpe sur le sèche-main. Il s'active et cela fait un bruit d'enfer.
Il entend la porte s'ouvrir à la volée également : l'homme l'a bien suivi. Il entend un cri, qui couvre le bruit de ventilation du sèche-main :
— Hé, arrêtez-vous, arrêtez !
Julien ne s'arrête pas, au contraire. Le corps bascule en avant, vers le goudron du parking. Il se réceptionne sur les avant-bras. Les genoux râpent sur le goudron. Il se relève aussitôt, essoufflé. Par la vitre brisée, il voit une main s'agiter, et le sommet du crâne de l'homme – plus petit que Julien.
— Arrêtez-le, arrêtez-le ! C'est le fugitif, c'est le fou furieux !
Julien repère la voiture noire qu'il a garée sur le parking et court vers elle. La nuit est tombée encore un peu plus pendant qu'il était à l'intérieur. Le parking semble désert. Il y a peu de véhicules : deux voitures et le camion à côté duquel Julien s'est garé. Il monte dans la voiture, démarre en trombe. Dans le rétroviseur, il voit la main de l'homme continuer à s'agiter. Il fait le tour de la station-service. Cette fois, c'est la vendeuse qui est de l'autre côté, elle court un peu après la voiture, Julien accélère, et enfin, il reprend l'autoroute.
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Capsule
Fiksi IlmiahAprès le Grand Soulèvement, des lois ont été créée pour satisfaire la population qui réclamait plus de sécurité, qu'elle soit financière ou politique. Ceux qui ont pris le pouvoir ont réussi à instaurer l'ordre et à rendre le monde parfait : il n'y...