Chapitre 24

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Il y a une effervescence dans la station-essence et la petite galerie marchande. Enzo a contacté les équipes dès qu'il s'est remis de la scène qui s'était déroulée devant lui. Il avait interrogé le jeune, encore sous le choc du vol qu'il venait de subir. Enzo lui avait promis que la moto lui serait, dans le meilleur des cas, rendue intacte, dans le pire, remboursée entièrement. Maintenant, il devait expliquer en détails ce qu'il s'était passé et se demandait comment il allait faire par rapport à Jen. L'identité de la jeune femme allait finir par être révélée. Comment le prendraient alors Eliott et toute la famille ? Rien que d'y penser, cela lui donnait de légers vertiges.

Enzo s'appuie contre le mur, pour contrer l'impression qu'il avait de tomber. Pour l'instant, seulement la description physique de la jeune femme, complice de Julien, avait été délivrée – l'adolescent avait vu la scène, lui aussi. Enzo pouvait donc encore prétendre ne pas la connaître. Mais était-ce ce qu'il fallait faire ? De toute façon, l'identification se ferait tôt ou tard, et il serait alors révélé à la France entière qu'il s'agissait de Jen. Celle-qui-lui-est-Promise. Mais que trafiquait-elle donc ?

De toute façon, Enzo allait devoir justifier pourquoi il s'était rendu exactement à cet endroit, et s'était alors retrouvé nez-à-nez avec Julien. La coïncidence était trop grosse pour être justifiée par un simple hasard. Enzo allait donc devoir avouer qu'il cherchait en réalité Jen. Comme pour le rappeler à l'ordre, le jeune homme sent le téléphone vibrer dans la poche arrière. D'un geste vif, il décroche. C'est Eliott.

—Allô ?

— On m'a prévenu, c'est vrai, cette histoire de complice ?

Enzo laisse passer un silence. Il ne sait toujours pas ce qu'il doit dire. Eliott serait-il déçu d'apprendre que la petite sœur chérie n'était en fait pas si parfaite que cela ? Enzo avait toujours trouvé étrange les manies qu'elle avait, de lire des livres, d'écrire sur des feuilles de papier à la main, de coller des post-it sur le frigidaire. Mais il n'avait jamais pensé que ces particularités pouvaient cacher en réalité une non-conformité. Comment avait-il fait pour ne pas le voir, lui qui avait été formé pour cela, reconnaître les comportements déviants ? Pour lui, ces habitudes, c'était surtout ce qui la rendait unique, et qui lui plaisait, bien qu'il avait toujours du mal à comprendre comment se comporter avec elle. Non, il devait y avoir une autre explication. Jen ne pouvait pas être non-conforme.

— Oui, en effet. Il y a un complice, répond Enzo. Mais ce n'est pas vraiment un complice.

Cette fois, c'est Eliott qui se tait, à l'autre bout du combiné, avant d'articuler :

— Comment ça, pas vraiment un complice ?

Enzo inspire vivement. Il ne savait pas si ce qu'il faisait était la meilleure chose à faire. Mais il était pressé que tout rentre dans l'ordre. Et pour rentrer dans l'ordre, il fallait que Jen rentre à la maison. Sans passer dans un centre de non-conformité. Il était un des seuls à connaître la réalité de ces centres : très peu, finalement, finissaient par en sortir. La plupart ne supportaient pas les traitements et devenaient de véritables zombies. Enzo ne pouvait s'imaginer Jen derrière ces portes en fer, dans les chambres capitonnées, seule. Il fallait qu'il la tire de ce mauvais pas.

— C'est Jen, lâche-t-il enfin.

— Quoi ?

La réaction d'Eliott est un cri étranglé. Il ne s'attendait sûrement pas à cette révélation. Enzo lui laisse le temps de digérer l'information – pour l'avoir expérimenté, il savait que cela pouvait prendre plusieurs minutes.

— Que fait-elle là-bas ? demande Eliott finalement, reprenant un esprit professionnel.

Le ton est sec. Il n'appelle à aucune plaisanterie, aucun bafouillement. Enzo est calme. Il sait qu'il doit agir comme si tout était tout à fait normal. Il regarde les hommes en noir s'agiter devant lui. L'un passe et repasse, semble un peu perdu et ne sait plus quoi faire. L'adolescent est reparti – on a appelé un taxi pour le raccompagner. Maintenant, une équipe était partie de nouveau pour bloquer les routes. Enzo savait que cela serait inutile. Julien et Jen ne seraient pas assez bêtes pour passer par l'autoroute. Ils prendraient toutes les petites routes de campagne. Il n'y avait pas assez d'hommes pour tout bloquer. Enzo se concentre à nouveau sur la conversation téléphonique.

— Elle fait une enquête sur lui.

Enzo sent le froncement de sourcils d'Eliott, même derrière le téléphone. L'excuse n'est visiblement pas assez convaincante.

— Cela ne nécessite pas de devoir le côtoyer. Elle se met en danger !

Enzo se racle la gorge, mal à l'aise.

— Bien sûr que si, réplique-t-il.

— Et tu l'as laissée faire ?

Il esquive la question, enchaîne, cherche des justifications plausible :
— Elle va pouvoir faire un article choc, ça ne peut être que bénéfique pour elle. On lui ouvrira des portes dans le domaine.

Eliott renifle, dédaigneux.

— Si elle voulait devenir rédacteur en chef, elle n'avait qu'à demander. On l'aurait fait pour elle.
Bien sûr. Rien n'était refusé à la famille qui était à la tête du pays. Lorsqu'on évoluait dans les derniers cercles du pouvoir, tout était plus facile. Mais Enzo savait que Jen n'aimait pas la facilité. Elle aurait refusé tout net de se voir propulser en haut des plus grands médias sans y avoir travaillé avant. D'ailleurs, elle n'aurait peut-être pas apprécié de devoir tout contrôler, chaque information qui sorte, pour vérifier qu'elle correspond bien aux directives de l'AFS.

— Je ne pense pas que ce soit le style de Jen d'accepter de prendre la place des autres.

— Ce qui veut dire ?

Enzo sent dans la voix d'Eliott qu'il est de mauvaise humeur. En cherchant à protéger Jen, il se mettait lui-même en danger en formulant des pensées qui n'étaient pas orthodoxes. Il se passe la langue sur les lèvres : il a la bouche sèche.

— Tu la connais aussi bien que moi. Tu sais ce que je veux dire.

Il a l'impression de jouer à un jeu dangereux. Il n'est pas habitué à des telles négociations. Lui, c'était plutôt la force brute, arrêter ceux qui ne respectent pas la loi, protéger la société. La réflexion, il laissait plutôt cela à Jen. Il ne fallait pas qu'il cède, qu'il croit à ce qu'il affirme. Il aurait alors l'air plus convaincant. Aussi enchaîne-t-il sans laisser Eliott répliquer :
— Elle fait ce qu'elle veut, elle est majeure. La situation est sous contrôle. Grâce à elle, on n'aura plus qu'à cueillir Julien en les suivant. Au moment où il ne s'attendra plus à nous voir débarquer, nous l'arrêteront. La capsule de Jen nous guidera à lui.

Eliott grogne.

— Enzo, je t'avais demandé d'arrêter Julien. Pas d'impliquer Jen dedans.

Cette fois, le jeune homme commence à perdre patience. Il sent la chaleur lui monter aux joues et cette sensation familière qui lui contracte le ventre.

— Ce n'est pas moi qui lui ait demandé de le suivre, mais maintenant que c'est fait...

— Alors pourquoi tu ne l'as pas arrêté tout à l'heure ? Tu aurais pu, tu étais sur place.

Enzo aurait voulu répliquer, mais Eliott ne lui laisse pas le temps. Il lui coupe la parole.

— Bon, écoute Enzo, c'est simple. Je me fiche de comment tu te débrouilles, mais tu m'arrêtes Julien. Je le veux enfermé dans une cellule dans cinq jours maximum. Puisque tu sembles dire que cela va être du gâteau, maintenant que Celle-qui-t'est-Promis se met à faire des enquêtes de fond. Et surtout, que ce malade ne touche à aucun cheveu de Jen, ok. Tu m'as compris. Sinon, tu es un homme mort.

Enzo ouvre la bouche, mais la sonnerie lui indique qu'Eliott a raccroché.

— C'est pas vrai, grogne-t-il en regardant le téléphone comme si c'était lui le fautif.

Il relève la tête. La station-essence est de nouveau déserte. Il presse le pas et traverse la galerie marchande. Là aussi, aucune présence d'hommes en noir.

Ce n'est qu'en arrivant sur le parking qu'il avise la deuxième voiture, garée à côté de celle qu'il a emprunté le matin même. Il se dirige vers le véhicule. Il ignorait qui se tenait exactement à l'intérieur, à cause des vitres teintées. Il frappe donc sur la vitre côté conducteur qui s'abaisse presque aussitôt. Il s'agit des deux hommes qu'il a amenés avec lui depuis Paris. Ils l'ont attendu.

— Nous avons récupéré les enregistrements vidéo. Vous voulez les visionner ?

— Non, pas maintenant, répond Enzo avec humeur.

Un silence s'installe. Enzo voit bien qu'il y a un problème. Il perce l'abcès.

— Qu'est-ce qu'il y a ? demande-t-il, mais le ton est plus dur que ce qu'il aurait voulu.

L'homme au volant lève la tête vers lui, et le regarde d'un air presque contrit, comme s'il savait que ce qu'il allait dire n'allait pas plaire à Enzo.

— Nous n'allons pas rentrer chez nous, n'est-ce pas ?

Enzo fronce les sourcils. Bien sûr que non, ils n'allaient pas rentrer. Il fallait qu'ils restent sur place, au plus près de Julien et qu'ils le suivent de loin.

— Pourquoi ? Le matelas de l'hôtel ne te plaît pas, Bill ?

L'homme au crâne rasé baisse la tête, honteux, et lâche :

— C'est pas ça, mais j'aurais voulu voir Celle-qui-m'est-Promise et les enfants, et...

— Les problèmes perso, tu te les gardes pour toi Bill, le coupe Enzo. Tu crois que moi aussi, j'ai que ça à faire de courir après cet enfoiré de Julien ? Figure-toi que moi aussi, j'ai une vie. Alors si tu tiens à rentrer chez toi rapidement, tu as intérêt à te magner d'attraper Julien. Ok ?

— Ok chef, souffle Bill.

La vitre remonte, Enzo ne le voit plus. Le moteur démarre et le jeune homme s'écarte de la voiture, pour la laisser partir. Il monte lui-même dans l'autre véhicule. Il se laisse tomber sur le siège en cuir avec un grand soupir.

La terre entière avait décidé de lui pourrir la vie. Il était à peine midi et pourtant, il se sentait fatigué, lessivé. Il passe la main sur les paupières qu'il tient fermées. Il laisse les muscles des avant-bras se détendre. Il n'avait même pas remarqué qu'il était aussi tendu. Il sent la gorge commencer à le piquer. Il serre plus fort les paupières, respire et inspire calmement. Le picotement finit par s'en aller. Il se redresse et démarre la voiture en appuyant sur le bouton. Il fait demi-tour sur le parking et reprend la direction des bureaux.

— Quelle journée de merde, marmonne-t-il.

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