Chapitre 19

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Julien jette un regard dans le rétroviseur. La fille n'est plus qu'un point à l'horizon. Il aurait pu sortir, lui courir après, mais à quoi bon ? Il se serait une nouvelle fois fait rejeter, et se serait exposé aux yeux de tous. Au moins, à l'intérieur de la voiture, il est en sécurité. Sauf si. Ce qui a attiré le regard de Julien dans le rétroviseur, justement, c'est un mouvement, un éclair rouge.
Le conducteur de la petite Twingo qu'ils avaient dépassé s'arrête derrière la voiture. Julien, lui, s'arrête de respirer, scrute le reflet que le rétroviseur lui renvoie. Le conducteur descend, la portière claque. C'est un homme d'une cinquantaine d'années, peut-être soixante. Il se tient droit, mais a les cheveux blancs et le sommet du crâne dégarnit.

— Mince, souffle Julien.

Le cœur de Julien s'emballe. Il attrape le Sweat en vitesse, l'enfile. En se précipitant, il a du mal à enfiler la tête dans le col du vêtement. Lorsque celle-ci émerge enfin dans l'encolure, il jette un dernier regard dans le rétroviseur, cette fois-ci celui de gauche. Il ne voit déjà plus la tête de l'homme, seulement le corps, qui grossit au fur et à mesure qu'il se rapproche et rentre de moins en moins en entier dans le miroir. Julien ouvre la porte à la volée. Il ne peut s'empêcher de scruter le visage de l'homme. Un instant, ils se dévisagent. Une voiture passe à côté d'eux, à toute vitesse, faisant voler la capuche de Julien et les cheveux découverts se mettent à onduler. Il y a un moment de flottement, le temps que l'homme se souvienne où il a vu ce visage qui lui semble familier, puis, la surprise étire les traits du conducteur, lui fait écarquiller les yeux.
C'est la décharge qu'il faut à Julien pour se retourner vivement et se mettre à courir. Il entend vaguement l'homme le héler, mais les mots se perdent dans le vrombissement des voitures. Il passe la barrière qui marque la limite de l'autoroute et glisse sur le talus, tombe et roule jusqu'en bas. Il se relève presque aussitôt, un peu sonné. Il est dans un champ de blé. Ceux-là ne sont pas encore mûrs, mais de hauteur suffisante pour le cacher, s'il se baisse un peu. Julien s'exécute et se faufile dans les allées tracées par les sillons. Il prend la direction du sud, vers Lyon. L'échangeur se trouve, selon le panneau, à moins de cinq kilomètres. Julien avance donc rapidement dans le champ, bien que la position qu'il a adoptée et les épis de blé gênent la progression. Il pourrait atteindre Lyon avant la tombée de la nuit.

Il zigzague entre les épis, la poussière du champs et des blés s'accrochant aux vêtements et aux cheveux. Il respire une odeur qui le fait tousser. Bientôt, il atteint la limite du champ. Le suivant est une prairie où paissent les vaches. Julien s'arrête un instant, tente de reprendre une respiration moins saccadée. Il jette un regard derrière lui, mais personne ne l'a suivi. Il ne sait pas s'il doit rester ici, caché dans les blés ou avancer à découvert pour atteindre le petit bosquet d'arbres qu'il aperçoit à l'autre bout. Il enfonce la capuche sur la tête, se camoufle au mieux, et se remet en marche.

Il regarde nerveusement les vaches. Il y a des petits. Il accélère le pas. À gauche, le soleil l'éclaire et projette l'ombre de Julien sur l'herbe tendre. Les vaches, intriguées, s'avancent vers lui. Pour rattraper le pas rapide de l'homme, elles se mettent elles-mêmes à trotter derrière. Julien serre les poings qu'il a glissés dans la poche ventrale du Sweat. Il a le cœur qui bat à tout rompre : il a peur que les bovins le piétinent. Puis, enfin, il atteint le bosquet, sans que les vaches aient fait plus que le renifler. Il se baisse pour se glisser sous le fil électrique, où elles ne pourront pas le suivre. Certaines poussent un meuglement, frustrées, sans doute, de ne pas pouvoir avancer plus loin.

Julien se retourne et regarde ces mammifères qui ruminent et le fixe d'un œil globuleux. Il leur sourit, furtivement, avant de se retourner et de se glisser dans le bosquet. Là, Julien enlève la capuche et relève les manches de ce sweat qui lui donne chaud. À moins que ce soit la course qu'il vient de faire qui fait glisser cette goutte de sueur sur la tempe. Il passe une main dans les cheveux, pour les remettre en ordre et s'assoit sur une souche d'arbre recouverte de lierre et de mousse.

Il voudrait rejoindre Lyon, et peut-être voler une autre voiture pour partir autre part. L'objectif est toujours l'Italie, en espérant que là-bas, il pourra être plus tranquille. Mais il s'aperçoit qu'il a oublié la carte de France dans la voiture : sans elle, il ne peut pas se repérer, et cela sera difficile d'atteindre la ville. Il ne peut pas prendre le risque de marcher au hasard dans les champs, d'autant plus que la nuit commencera à tomber dans cinq heures. Il lui faut un endroit sûr pour passer la nuit. Pourquoi pas ici ? Il commençait à faire assez chaud pour que dormir dehors sans sac de couchage ne soit pas un supplice. En ramassant quelques branches, il pourrait même peut-être essayer de faire un feu.

Mais la carte de France est restée dans la voiture, et la voiture ne sera peut-être plus là demain matin, quand il retournera la chercher. À contre cœur, il se lève donc et rebrousse le chemin. Il retraverse la prairie. Cette fois, les vaches ne lui accordent qu'un intérêt modéré, le suivant de loin. De nouveau, il se faufile entre les blés et s'approche du talus. Il grimpe et jette un coup d'œil. C'est l'autoroute, mais il aperçoit la voiture, un peu plus loin sur la droite. Il redescend et tente l'ascension du talus un peu plus loin. Cette fois, il est au bon endroit, mais il voit que l'homme n'est pas reparti : la Twingo rouge est toujours là. De plus, deux autres paires de jambes sont présentes sur la scène, en face de celles de l'homme. Julien lève les yeux pour voir les visages des deux autres personnes : deux hommes également, habillés tout en noir. Le cœur de Julien s'emballe : il s'agit sûrement de l'AFS. Il tend l'oreille pour entendre la conversation malgré le bruit des voitures qui passent toujours à toute vitesse à côté d'eux.

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