Chapitre 82 : Michael

34 8 14
                                    

Je suis avachi sur la table, tout en songeant à mon excursion plus brève que prévue dans les anciens quartiers. J'ai la gorge serrée et je n'arrive pas à m'imaginer à quel point nos actions ont été plus néfastes que bénéfiques. Je fais tomber lourdement mon front sur la grande table en métal et soupire. Je sais que toutes les personnes déjà présentes dans la salle me regardent d'un air étonné, mais je les ignore.

Les autres débarquent en trombe au dernier moment et Axelle referme brusquement la porte derrière elle. Tous les représentants de chaque catégorie sont réunis ici. Moi et Manoé sommes des exceptions, mais Axelle tenait à nous voir autour de cette table. Elle s'étonne évidement que Karl manque à l'appel.

-         J'aimerais que quelqu'un me dise immédiatement ce qu'il advient de mon bras droit s'il vous plait. 

Sa voix nous fait clairement comprendre à tous que c'est un ordre. Je sens tous les représentants se tendre autour de moi. Je ne veux pas qu'ils répondent, alors je les devance : 

-         Il se rétablit.

-         Où ça ?

Ses questions s'enchainent si vite que je n'arrive pas à trouver des excuses tout en gardant mon sang froid.

-         Chez lui.

-         Il ne va jamais chez lui.

-         Il n'a pas voulu aller à l'infirmerie, tu le connais...

-         Qu'est ce qu'il a ?

-         Je n'en sais rien, mais je peux t'assurer que ce n'est pas grave.

Je me pince les lèvres à la fin de ma phrase et sens six regards lourds se poser sur moi. Le mien croise celui de Manoé qui me fixe avec reproche et incompréhension. C'est alors que le représentant des ouvriers ouvre la bouche :

-         Aux dernières nouvelles, il ne se sentait pas très bien. J'ai peur que ce ne soit plus grave que ce que l'on croyait.

Axelle se pince les lèvres et me jette à son tour un regard de reproche. Je sens que nous allons avoir une discussion assez vive sur le sujet lorsque nous serons à nouveau seuls. Elle prend une grande inspiration et appuie ses deux mains sur la table et se penche vers nous tous pour entamer un long discours : 

-         J'en suis navrée, mais j'espère reprendre contact avec lui bientôt. Mais sinon aujourd'hui, tant pis, nous discuterons sans lui. D'après ce que l'on m'a annoncé, la précédente mission fut une totale réussite. J'en suis satisfaite et je vous annonce que si vos petits protégés ont déjà eu un enseignement strict, rigoureux et efficace, nous pourrons partir avec eux prochainement dans le onzième état, qui se situe beaucoup plus à l'Ouest. Nous ne traverserons bien sûr qu'une seule frontière. J'ai déjà envoyé nos ouvriers sur le terrain. Les quelques messagers survivants m'ont annoncé que cet état était particulièrement dangereux pour nous. Forces de l'ordre beaucoup plus nombreuses, surveillance des anciens quartiers, arrestations en masse... Nous devrons être le plus vigilent possible, mais nous ne pouvons pas passer à côté de ce secteur là.

-         Les nouveaux ne sont pas prêts. J'ai un gamin de sept ans en tant que médecin, Vous croyez vraiment que je vais tout lui apprendre en si peu de temps ?

Le représentant des médecins est appuyé contre son dossier, ses cheveux gris plaqués sur le côté droit de son crâne et il croise les bras, en signe de désaccord.

-         Je suis dans le même cas, et actuellement, nous ne pouvons pas nous permettre d'envoyer des amateurs sur le terrain.

-         Ils seront prêts, j'ai confiance en vous. Et puis de toute façon nous n'avons pas vraiment le choix.

Axelle fixe le représentant de nos snipeurs qui détourne son regard sombre.

-         Nos rangs diminuent, tout le monde commence à s'en rendre compte. Nous ne tiendrons plus très longtemps. Un jour, des gardes débarqueront, et ils nous tueront jusqu'au dernier, parce que nous n'aurons plus les forces nécessaires pour lutter.

-         Oui, mais au moins nous aurons tenu pendant de très nombreuses années.

Axelle ignore la réponse stupide de Manoé et se tourne à nouveau vers le chef des messagers :

-         Que proposez-vous alors ? Pour nous refaire regagner du pouvoir ?

C'est à partir de cette question que le tumulte commence :

-         Il faut encore plus recruter.

-         Non vous êtes fou ! Il faut attendre que les petits soient prêts et restreindre nos activités pendant quelques temps.

-          On dirait que les vies humaines ne valent rien pour vous. On parle de personnes sacrifiées, comme vous et moi ! Nous les envoyons à la mort depuis toujours et vous voulez en former de nouvelles pour les achever une par une ?

-         C'est regrettable évidement mais nous avons toujours fonctionné ainsi.

-         Oui c'est vrai.

-         Vous êtes vraiment sans cœur.

-         Taisez vous voyons.

Je regarde Axelle qui reste muette comme moi, tandis que les autres s'affrontent en exposant leurs points de vue dans un brouhaha intense.

-         La ferme ! finit-elle par trancher, agacée. Vous respecterez tous mes décisions, puisque vous n'êtes pas capables de vous écouter et vous coordonner. Je suis le chef après tout.

Le silence revient immédiatement, mais après une longue pause de quelques minutes où tout le monde se jette des regards perdus, un rire s'élève au fond de la salle. Une seule personne restée dans l'ombre apparaît alors. C'est une femme aux longs cheveux noirs broussailleux qui nous regardent avec mépris en mastiquant la lame d'un poignard.  Mon ancien chef, la pire de toutes, celle qui m'a appris à être le meilleur espion possible. Elle était toujours violente et froide, mais ses leçons m'ont été très bénéfiques. Elle se lève de sa chaise et sort de l'ombre. Son sourire fait ressortir ses petites rides aux coins des yeux et de la bouche.

-         Si je puis me permettre, madame la chef.

Elle insiste bien sur les trois derniers mots.

-         Je t'en prie Alma.

L'intéressée se remet à rire, mais beaucoup plus fort. Axelle ne semble pas perturbée, elle s'est déjà habituée à ce comportement étrange. Ses yeux reflètent une légère démence et ses boucles d'oreille tintent lorsqu'elle secoue la tête avec une rage grandissante en elle :

-         Je ne sais pas si vous resterez chef très longtemps en fait. Il faut dire que depuis le début, vous n'avez pas beaucoup assuré. Durant la dernière mission, vous vous êtes arrangée pour revenir en vie seule, avec votre petit chéri et son copain. Vous avez réussi à laisser mourir votre propre bras droit, cela paraissait presque impossible, félicitations. Néanmoins, Karl était un boulet, mais vous nous avez encore plus mis dans le pétrin il faut dire. Tout le monde nous déteste au lieu de nous prendre pour les sauveurs que vous croyez être. Dehors nous sommes calomniés, insultés en silence. Et puis, Karl était beaucoup plus stable que vous ! A-t-il déjà fait des crises de panique ou de folie ? A-t-il assassiné froidement son propre oncle ? Sa cousine, qui n'avait même pas dix ans ? Parce que, vous ne vous en souvenez peut être pas, mais elle a fini avec une balle entre les deux yeux tandis que vous rangiez l'arme qui vous avait servi pour ôter la vie de cette gamine. Je pense avoir fait le tour, mais si  vous voulez prendre la parole et réagir, chers collègues, ne vous gênez pas.

Double {Terminé} Où les histoires vivent. Découvrez maintenant