Chapitre 8 - En eaux troubles

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Debout sur la proue du Princesse Andromède, Radburn observait l'horizon, les cheveux emmêlés par les rafales de vent voletant devant ses yeux comme pour lui obstruer la vue. La mer était calme, contrairement à lui qui devait chaque jour faire face à ses pensées tumultueuses, et s'étendait à l'infini tout autour de lui. De l'eau et encore de l'eau à perte de vue... Il n'aurait jamais cru dire cela un jour mais la terre lui manquait. Cela faisait un peu plus d'un mois que son équipage et lui avaient fait voile et le temps lui semblait long. Pourtant, d'ordinaire, passer des mois à bord de son navire ne lui posait aucun problème, bien au contraire. Il aimait la solitude et l'aventure et il avait plutôt tendance à mal supporter la routine infligée par une vie sur la terre ferme. Or, depuis cette fameuse escale en France, quatre semaines plus tôt, il ne se reconnaissait plus. Plus bougon que d'habitude, il menait la vie dure à ses compagnons de voyage. Au début, il avait refusé de comprendre la raison de son brusque changement de comportement mais aujourd'hui il commençait à saisir...

Lucrèce...

Un prénom. Une jolie jeune femme. Voilà ce qui chamboulait tout son être. L'objet de son tourment n'était qu'une seule et même personne. Peut-être même la personne la moins redoutable au monde. Et pourtant, il s'agissait de celle qui le faisait atrocement souffrir au plus profond de lui. 

Un mois plus tôt il avait fait sa connaissance, l'avait séduite - c'était plutôt elle qui l'avait séduit, après réflexion - avait obtenu d'elle ce qu'il voulait et l'avait quittée pour reprendre sa route vers des terres inconnues. Enfin, cela, c'était ce qui était initialement prévu. Non. La vérité c'était que rien de ce qui était survenu n'était prémédité. Lucrèce l'avait charmé sans s'en apercevoir, le faisant tomber dans ses filets tout en ayant l'impression que c'était elle qui mordait à l'hameçon. S'il n'avait pas tout de suite culpabilisé pour son attitude, aujourd'hui Radburn s'en mordait les doigts. Pour sa défense, il avait toujours agi ainsi avec les femmes. Il fallait préciser que la plupart du temps il faisait appel à des filles de joie qui n'attendaient de lui rien de plus qu'une poignée de pièces. Mais Lucrèce était particulière, il le savait et il n'avait pourtant rien changé à son comportement... Pure et ignorante, elle lui avait offert le bien le plus précieux qu'elle possédait sans savoir que son présent serait si peu considéré. Pour dire vrai, Radburn avait joué sur les faiblesses de la jeune femme, c'est-à-dire sur son puissant désir d'émancipation, pour la faire plier et il avait réussi. En la provoquant pour qu'elle revendique sans hésitation ses idéaux, il l'avait mise devant le fait accompli et, à moins de s'opposer à ces propres convictions, Lucrèce n'avait eu d'autres choix que de se donner à lui pour paraître crédible. Cependant, il ne l'avait en rien forcée, il n'aurait jamais fait une chose pareille. Il n'était pas un de ces monstres de colonisateurs ! Radburn l'avait simplement poussée à incarner la femme libre et maîtresse d'elle-même qu'elle rêvait d'être. Et il en était fier. Il croyait sincèrement que toutes femmes devaient pouvoir disposer d'elles-mêmes comme elles l'entendaient mais malheureusement c'était loin d'être le cas. Rencontrer une femme qui avait une opinion si tranchée mais qui n'osait toutefois pas la prôner par peur des représailles l'avait fasciné et il s'était, en quelques sortes, fait un devoir de l'aider à s'engager sur le chemin de la liberté. Et même si son attitude prouvait le contraire, le cadeau qu'elle lui avait fait en le choisissant comme premier amant, sans garanti de mariage ni d'amour éternel, lui allait droit au cœur. 

Radburn comprenait qu'il avait fauté et il s'en voulait amèrement. Lucrèce n'était pas une catin mais simplement une ravissante serveuse travaillant dans l'auberge familiale. Elle était douce et délicate bien que particulièrement curieuse. Elle avait su, par son innocence non feinte, toucher son côté sensible et contourner le mur repoussant qu'il avait érigé en même temps qu'il forgeait son caractère et qui le faisait passer pour un personnage taciturne aux yeux de tous. Pour la vie qu'il menait, il devait avouer que c'était bien pratique. Il gagnait à ce que ses ennemis le craignent. Cependant en ce qui concernait sa vie privée... Il n'était pas du genre à sympathiser et il n'avait jamais cherché après l'amour... Loin de là... Radburn sentit ses lèvres frémir, comme pour esquisser un sourire, à cette pensée ridicule. L'amour n'était rien d'autre qu'un mot inventé pour donner un sens à la vie des gens. Partir en quête de ce sentiment donnait l'impression d'avoir été chargé d'une mission mais il n'en était rien. Tandis qu'il formulait cette phrase dans sa tête le visage de Lucrèce se dessina dans son esprit comme pour venir la contredire. Perturbé de se souvenir si bien de ses traits qui auraient dû s'effacer peu à peu de son esprit, Radburn secoua la tête comme pour la chasser. En vain. Cela faisait des jours que son portrait le hantait par intermittence, venant le tourmentait alors qu'il se trouvait déjà un pied au-dessus du précipice. Autrement dit durant les pires moments. Quand il était le plus fragile émotionnellement parlant. Un mois à peine qu'il avait pris la mer, s'éloignant d'elle innocemment, et il devenait fou. La preuve, il voulait faire demi-tour pour retrouver la terre et la jeune femme par la même occasion ! S'il s'écoutait, l'ordre de rebrousser chemin aurait déjà été énoncé depuis longtemps ! Mais il ne pouvait pas faire une chose pareille. Ce serait remettre en question tout ce en quoi il croyait et Radburn n'était pas prêt à apporter un tel changement à sa vie aujourd'hui. Il n'était pas prêt à se pencher sur toutes les choses qu'il devait changer dans son existence. 

- Capitaine !

L'intervention d'un de ses hommes le fit sortir de sa torpeur au bon moment. Ses songes commençaient à devenir dangereux...

- Parle ! Qu'y a-t-il ?

Sa voix claqua comme un fouet entre eux. L'impatience et l'agacement parlaient à sa place et il regretta presque aussitôt la froideur avec laquelle il traitait son équipage. Chez les pirates, les mutineries étaient vite arrivées et s'il voulait garder sa position il devait faire attention à la manière dont il se comportait avec ses hommes. Même s'ils s'étaient investis d'une mission bien différente de celle des autres pirates, la hiérarchie et les règles de la piraterie s'appliquaient sur le Princesse Andromède également. 

- Le repas est servi.

- Merci John ! J'arrive !

L'homme partit après avoir adressé un signe de tête à son capitaine. N'ayant pas mangé depuis la veille, assailli par des pensées profondes, Radburn ressentit la faim tirailler son corps à la simple évocation d'un repas. Il savait que ce qu'il s'apprêtait à manger ne paierait pas de mine, à la différence du festin qu'ils avaient pu s'offrir, ses hommes et lui, à la Maison de la Sirène. Radburn se maudit pour relier sans arrêt les événements les plus insignifiants à tout ce qui se rapportait à la belle Lucrèce. Marmonnant dans sa barbe, il tourna le dos à l'horizon désormais assombri par les ténèbres de la nuit pour se diriger vers sa cabine où, avec un peu de chance, un repas décent l'attendait. Normalement, il devrait y retrouver des produits plus ou moins frais comme ils étaient partis depuis à peine un mois. Les poules qu'ils avaient embarquées leur donnaient des œufs chaque jour et ils avaient pris soin de faire le plein de fruits et de légumes afin de lutter contre le scorbut, véritable fléau des hommes de la mer. 

C'est en soupirant que Radburn se laissa tomber sur sa chaise bancale. Le grincement qu'elle émit lui rappela le soir où Lucrèce s'y était assise alors que lui s'était installé sur le lit. Bien malgré lui il jeta un œil sur sa couche qui avait était le témoin de leurs nombreux ébats. S'il fermait les yeux, il était certain d'entendre ses gémissements et ses petits cris de plaisir se répercuter contre ses oreilles. Ce concert, il le revivait chaque soir avant de s'endormir. Cela en devenait si insupportable qu'il avait fini par ne plus s'abandonner au sommeil. Pour l'instant, il pouvait se le permettre mais, d'ici quelques semaines, ils pénétreraient dans une zone plus périlleuse où ils risquaient d'essuyer des attaques. Pour le bien de son équipage, Radburn se devait de se reprendre, de se concentrer sur ce qui avait de l'importance pour eux. Parmi les territoires découverts ces dernières années, des combats devaient être menés et bien peu d'hommes étaient prêts à s'engager. Ses hommes et lui, simples pirates à l'origine, avaient été tellement ahuris par les horreurs commises par leurs semblables sur les peuples habitant ces terres qu'ils avaient, d'un commun accord, décidé de remédier à cela en aidant ces hommes, ces femmes et ces enfants persécutés du mieux qu'ils le pouvaient. Œuvrant dans l'illégalité, ils devaient échapper à la fureur des colonisateurs afin de sauver leur peau et celle de milliers d'autres esclaves. Faire preuve de discrétion était par conséquent primordial, d'autant plus que subvenir à leurs besoins était compliqué, comme tous vols et tous pillages de bateaux n'avaient plus leur place dans leurs activités - ceux de villages n'en ayant jamais fait partie. Heureusement qu'un bienfaiteur fortuné mais qui désirait rester dans l'ombre leur apportait son aide. Sans lui, rien n'aurait été possible et Radburn ne l'en remercierait jamais assez... Grâce à lui des centaines d'anciens asservis avaient pu recouvrer la liberté et trouver refuge dans ses propriétés implantées un peu partout sur les territoires colonisés sur lesquels ils se rendaient. Bien évidemment, bien qu'étant un personnage de très haute importance, son soutien envers les esclaves ne pouvait pas être affiché aussi franchement alors les domaines étaient mis sous de faux noms et les esclaves désormais libres travaillaient honnêtement et dignement sur les plantations. 

Radburn, affamé, commença à manger en songeant qu'il ne valait mieux pas que sa véritable identité fût un jour révélée, elle non plus... 

Son trésor le plus précieuxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant