Le garçon serre le poing dans sa direction, déterminé. Kia le dévisage, avec toute la force de ses convictions qui commencent à s'effondrer. Ses lèvres tremblent, ses genoux flanchent. Elle se soustrait à la vision de ce garçon brisé. Lui, il ne se prive pas pour autant de la regarder.
— Tes larmes, c'est parce que tu me comprends ? s'enquit-il avec une légère pointe d'espoir. Ça me fait plaisir mais c'est un peu tard, tu sais.
La jeune fille secoue furieusement la tête de droite à gauche tout en serrant les poings.
— Non ! Ce que tu dis je veux bien le comprendre, mais toi, je ne te comprends pas ! (elle soupire, bouleversée). Oui, je suis loin d'être à ton niveau, je suis sans doute juste trop stupide pour te comprendre. Mais alors explique-moi ! Explique-moi pourquoi tu me dis tout ça seulement maintenant, Navinn. Pourquoi ne t'es-tu jamais expliqué avant ?
Le garçon détourne le regard.
— Je n'en avais pas besoin.
La jeune fille ouvre grand les yeux.
— Qu'est-ce que tu racontes ! s'exclame-t-elle. Pourquoi n'en avais-tu pas besoin ? Pourquoi n'as-tu jamais cherché à te faire comprendre ? On aurait pu t'aider !
Faire les choses seul, c'est bien une manie qu'il a depuis tout petit ! s'énerve-t-elle. Navinn n'a jamais osé demander de l'aide à personne, pas même à sa grande sœur, Elena. Cette habitude consterne Kia. Ce garçon a beau être intelligent, sur le plan du travail en équipe, il a tout faux. Tout serait bien plus simple s' il ne s'obstinait pas à se battre toujours tout seul !
— Je n'ose pas imaginer la perte de temps que ça aurait été, soupire-t-il. Et puis Kia, y avait-il le moindre espoir que vous soyez un jour d'accord avec moi ?
— Tu es mal placé pour nous faire des reproches, tu n'as jamais essayé de discuter ! rétorque la jeune fille. Nous ne sommes pas si bêtes que tu le crois. Toi aussi, tu t'es comporté comme un gamin !
— J'avais mes raisons ! se vexe-t-il.
Il se détourne, renfrogné.
— Écoute Kia, tu connais bien la philosophie des Briseurs, marmonne-t-il dans sa barbe. Ils n'auraient jamais été d'accord avec mon idée de tuer les malades, même si c'est pour la bonne cause. Ce combat, j'étais le seul à pouvoir le mener, alors ça ne servait à rien de venir vous tourmenter avec mes histoires. Vous n'aviez pas à savoir !
Les commissures des lèvres de Kia tressautent de frustration.
— Mais si on... bafouille-t-elle.
Elle serre les poings.
— Bien sûr que si, on avait à le savoir ! s'indigne-t-elle. Nous réagissons peut-être mal, mais regarde devant quoi tu nous mets, Navinn ! Tu n'as jamais essayé de nous prévenir ! On aurait pourtant pu trouver une meilleure solution, ensemble.
Des si ne peuvent plus rien changer, mais Kia a besoin d'y réfléchir. Elle s'est trompée sur toute la ligne, elle le reconnaît. Elle veut se rattraper. Il ne lui reste plus beaucoup de décisions à prendre, alors elle se forcera à bien choisir, désormais.
Un sourire triste se dessine sur les lèvres de Navinn.
— Kia, tu crois que je n'y ai pas déjà réfléchi ? raille-t-il. Une meilleure solution, meilleure que de tuer tout le monde ? Comment veux-tu que les gens fassent leur deuil s'ils ne voient pas de cadavres ? (son air devient plus ténébreux, comme s'il avait passé des années à réfléchir au sujet). Dans leurs têtes comme à la guerre, il faut des morts pour faire changer les choses. Et puis au moins, avec ma méthode, je nous débarrasse du Cœur de pierre une bonne fois pour toute ! C'est la plus simple et la plus efficace des solutions pour un monde meilleur, alors pourquoi s'en priver ? (il hoche la tête, un léger sourire convaincu apparaissant au coin des lèvres). Et comme je pouvais m'en occuper seul, vous n'avez pas eu à avoir de sang sur les mains. Il n'y avait pas de meilleure solution, tu vois ?
C'est un raisonnement égoïste et stupide, rage Kia. Mais elle est forcée de reconnaître qu'il est véridique. Navinn a raison, fulmine-t-elle. Sur toute la ligne, il a raison !
Glaëlle a tout risqué pour son frère, se rappelle Kia. Tout autour du monde, des gens se meurent d'inquiétude pour leurs proches. Parfois, ils meurent tout court pour ceux qu'ils aiment, donnant tout ce qu'ils ont pour sauver ce qui ne pourra sans doute jamais l'être. Ils se tuent à petit feu à cause de l'espoir, la balance est toujours déséquilibrée. Et Navinn, il veut juste les sortir de là. C'est cruel, mais c'est son rôle, réalise Kia. En tant que chef de son peuple, il veut offrir un avenir au moins aux survivants. Couper les arbres avant que le feu ne se propage, se souvient-elle. Oui, c'est la seule solution qu'il n'envisagera jamais. Et au fond, Kia commence à y céder, elle aussi.
☽☼☾
— Elena !
La voix brisée du garçon arrache des larmes à sa grande sœur. Lui qui ne sait pas ce qu'il va se passer, lui qui ne sait pas que le seul monde qu'ils sont capable de lui offrir, c'est un monde de cendres et de douleur.
— Navinn, tu n'as rien, toi ! crie-t-elle. Ne m'approche pas, fuis et reste en vie !
L'enfant obéit. Il se lève puis se met à marcher, même si ses petites jambes tremblent assez pour le faire boiter. Il fait confiance à sa grande sœur. Mais sa vision vacille, elle s'embrume. Des larmes ? Il ne comprend pas. Il a mal au cœur, il sait que quelque chose cloche.
Il marche vers la sortie, même si les flammes de la curiosité lui dévorent les entrailles. Il s'avance vers cet homme à la balafre qui l'attend dans l'ombre de la porte, vers l'homme à qui sa grande sœur a confié sa vie. On ne lui a pas appris à laisser libre court à ses émotions, il les étouffe. Même si en cet instant, il voudrait tellement...
N'y tenant plus, il se retourne une dernière fois. Il lance un regard coupable dans son dos, à cette fille, debout devant l'unique fenêtre de la pièce. Ce n'est qu'un enfant, après tout.
Elena cache la lumière, son ombre se dessine sur le parquet. Navinn ne parvient qu'à distinguer sa silhouette dans le contre-jour.
Sa sœur a déjà posé le canon de son arme sur sa tempe.
— Elena ? appelle-t-il, inquiet, d'une petite voix qui brise le cœur de la jeune fille.
Il s'arrête de marcher.
— Je ne peux pas te suivre, sanglote-t-elle, les mains tremblantes.
Se rappelant à son rôle, la jeune fille prend une grande inspiration avant de déclarer, sans plus aucune hésitation dans la voix :
— Cette foutue maladie ne doit prendre le cœur de personne. Elle n'aura pas le mien, et je refuse qu'elle ait le tien à cause de moi !
Sa voix se brise, son regard s'adoucit.
— Je te laisse là, lui dit-elle. Bon courage, petit frère.
Sa voix se fait murmure, sa prise de raffermit sur son arme.
— Je te fais confiance. Tu sauveras le monde pour moi.
Puis elle ferme ses beaux yeux pour une dernière fois. Et elle tire.
Le coup de feu prend Navinn par surprise, il n'a pas le temps de fermer les yeux. Le tir déchire ses tympans, le ciel lui tombe sur la tête.
Comme s'il était à des kilomètres de là, comme si le coup de feu l'avait poussé, il voit le corps de sa sœur tomber. Son corps retourner à la terre, comme ceux des milliers d'êtres humains qui meurent depuis quelques jours. Et quand éclos des larmes salées dans ses yeux, des larmes qui se mettent à couler, ce sont les dernières larmes sur les joues d'un garçon qui ne pleurera plus jamais.
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Coeur de pierre
Bilim KurguC'est bête, un homme. Ça cause sa perte tout seul. Dans un nouveau monde miné par la mort, la violence et la dictature, la vie prend un tout autre goût. D'autant qu'il pèse à présent sur le quotidien de l'humanité un terrible orage. Un fléau aussi d...