Un garçon singulier /1

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— Salut Kia !

Le sourire de Navinn lui monte jusqu'aux oreilles tandis qu'il aperçoit la jeune fille dans le reflet de la baie vitrée. Il n'a pas eu à attendre longtemps, il est ravi.

Son bureau est une pièce au plafond si haut qu'elle donne une impression de vide, occupée seulement d'une table, d'une chaise et de deux canapés au milieu malgré de grandes proportions. Placé en haut de la tour principale de la Forteresse, on y bénéficie par d'immenses baies vitrées d'une vue imprenable sur toute la base militaire et sur la capitale qui se dessine des kilomètres plus loin. De cet endroit silencieux, on a l'impression d'être le maître du monde. C'était le bureau du président Henal avant l'Attentat, le père de Navinn. Kia sait que le garçon aimait particulièrement monter ici. Elle l'accompagnait par le passé, même si cet endroit lui avait toujours donné le vertige.

Le jeune dictateur est debout vers la ville, il lui tourne le dos. Ses mains sont nouées derrière lui, il adopte une posture d'adulte. Son bureau est à son image, beau mais trop vide.

Navinn se retourne, délaissant sa Forteresse qu'il contemplait de haut pour s'intéresser à son invitée. C'est un sourire d'enfant autant que de psychopathe qui se dessine sur son visage. Chez lui, c'est la même chose, la jeune fille ne fait plus la différence.
Il plisse les yeux et avance de quelques pas. Mains dans le dos, regard curieux, il n'a plus l'air d'un adulte curieusement. Il examine la jeune fille de ses deux yeux bleus aussi gros que des billes tandis qu'il avance jusqu'à s'arrêter à quelques mètres d'elle.

Kia ravale sa salive. Absorbée par ce visage attendrissant, elle se force à se rappeler que ce petit garçon analyse tout d'elle avec une précision redoutable. Qu'il a tué des centaines d'hommes sans le moindre état d'âme et qu'il cache sans doute encore un pistolet à portée de main. Elle garde un visage de marbre, elle ne doit pas se laisser avoir.

Navinn finit par reculer. Sourire espiègle, il fait un signe de tête à la jeune fille avant de s'éloigner, sautillant dans sa large combinaison grise pour prendre place sur un fauteuil en cuir devant son bureau.

— Asseyez-vous ! convie-t-il les deux filles en tendant la main vers un canapé devant lui.

Kia ne songe pas à se défiler, elle va s'asseoir sans le quitter du regard.

Il n'a pas l'air menaçant sous cet angle, lové dans son fauteuil. Son regard charmant, son sourire et ses cheveux bien bouclés. Il est mignon, comme à son habitude. Abordant toujours cette parure de petit ange qui ferait craquer n'importe qui. À le voir ainsi, de doux souvenirs se rappellent à la jeune fille.


— Non ! Je veux pas faire le prince charmant ! Il est trop bête !

— Pourtant je t'assure que t'as une jolie tête de prince charmant, mon p'tit frère !

Elles riaient, il grognait.

— C'est débile, maugréait-il. La tête, ça veut rien dire !


Non, ça ne veut rien dire. Kia ne s'y trompe plus. L'ange a des griffes plus aiguisées que celles des démons.

Navinn demande du thé et des gâteaux. Un serviteur que Kia n'avait pas remarqué, caché dans un coin de la salle, s'exécute, amenant les friandises au pas de course et les disposant soigneusement sur la table basse devant elle. Il va même jusqu'à apporter une tasse pour Ombre, restée debout derrière le canapé par prudence. C'est qu'il doit tenir à sa tête, celui-là... songe Kia avec un rictus. Elle ne peut pas lui en vouloir, Navinn est du genre à couper des têtes si quelque chose est mal fait.

L'ignorant, la jeune fille remarque l'ombre de Fermont qui s'avance pour se placer dans le dos de Navinn. C'est lui qui les a accueillies et conduites jusqu'à leur hôte, avec Ombre. C'est un personnage rassurant qu'elle connaît depuis longtemps. Même s'il reste fidèle à Navinn, Kia se sent en sécurité auprès de ce grand homme balafré. Le jeune dictateur le sait, c'est pour ça qu'il l'a envoyé la chercher.

La silhouette de Fermont se tient bien droite dans le contre-jour de la baie vitrée, avec toujours un œil bienveillant porté sur son petit chef. Et dire qu'un jour, cet homme surveillait les même enfants en train de jouer ensemble...

Mais aujourd'hui, ça n'a plus rien d'un jeu. Ses protégés ne parlent plus de princesse et de soldats de plomb, ils parlent de vie et de mort. Le passé est révolu, l'enfance n'existe plus après la fin du monde.

— Je suis content de te voir, se félicite Navinn en attrapant une tasse à portée de main. Avec la dernière fois, j'avais peur que tu me boudes... mais je vois que je me suis inquiété pour rien. C'est bien toi, ça ! Tu finis toujours par me pardonner !

— Je ne te pardonne pas, raille la jeune fille.

Il l'a trahie et a tué ses amis, il n'y a pas de pardon qui tienne. Les poings de Kia se serrent sur ses cuisses, ses sourcils se froncent. Mais sa résolution faiblit quand elle prend conscience de son attitude. Elle baisse les yeux, gênée malgré-elle de se montrer agressive face à lui. C'est comme ça, ce n'est pas dans son habitude.

La jeune fille se mord les lèvres. Ses propos sont bancales. Son attitude la contredit : malgré tout, elle cherche à rester gentille avec son ami. C'est plus fort qu'elle, elle se considère toujours comme sa grande sœur... et une grande sœur, ça aime son petit frère. Même quand il fait des bêtises.

Sauf que tuer des gens, c'est quand même plus qu'une bêtise ! se rappelle-t-elle à l'ordre.

— Tu me sembles troublée... fait remarquer le garçon.

Kia ne s'y trompe pas, son regard vient de changer. Plus lucide, plus concentré. Il est comme un charognard qui a trouvé une proie mourante, il s'apprête à plonger pour la dépecer.

— Tu trouves ? rétorque-t-elle.

Son regard à elle aussi change. Plus froid, plus aiguisé, elle ne compte pas se laisser percer à jour.

Le garçon fronce le nez.

— Fermont, accompagne Ombre dehors, lance-t-il à son serviteur, sans quitter Kia des yeux.

L'homme s'exécute respectueusement et disparaît du champ de vision de Kia pour gagner la sortie. Ombre, elle, reste plantée sur place. Comme sa supérieure, elle doute des paroles du jeune dictateur.

— Ne t'inquiètes pas, je ne lui ferai pas de mal, promet Navinn, autant à l'adresse de l'une que de l'autre. Vous savez bien que vous pouvez me faire confiance, les filles !

Non... ou peut-être que si, hésite Kia. Méfiante, elle finit par céder. De toute façon, vu où elle en est, autant ne pas faire les choses à moitié. Et Navinn a raison, elle continue à lui faire confiance.

Ombre obéit, Kia entend le bruit de ses pas légers s'éloigner. La large porte du bureau s'ouvre et se referme, laissant la jeune fille seule avec les derniers occupants de la pièce : Navinn, un domestique et un garde armé. Mais même si Kia ne l'est pas, armée, ces deux derniers sont loin de l'inquiéter. Elle est sous la protection de Navinn, elle ne craint personne d'autre que lui dans sur son territoire.

Le jeune dictateur remonte ses jambes contre son ventre. Il pose ses pieds sur le devant de son fauteuil, une posture qu'il adopte depuis tout petit pour se sentir plus à l'aise. La tête posée sur ses genoux et le regard attentif, il invite alors Kia à prendre la parole.

Il n'est pas trop tard pour changer d'avis, songe la jeune fille en serrant les dents.
Oui, elle devrait changer d'avis. Se taire et repartir aussi rapidement qu'elle est arrivée... sauf qu'elle n'en a plus envie. Il faut dire que cela fait longtemps que Kia ne fait plus ce qu'elle devrait faire.

— Tu as raison, je suis troublée, admet-elle à mi-voix. C'est toi qui me fais de la peine. J'aimerais savoir pourquoi tu fais tout ça, Navinn...

Coeur de pierreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant