Bilan /2

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Kia serre plus fort les poings sur ses cuisses.

Elle ne devrait pas penser à lui ! Sauf qu'elle n'arrive pas à s'en empêcher.
C'est plus fort qu'elle, elle ne cesse d'aimer ce garçon. C'est un enfant cruel qui ne mérite que de brûler en enfer, mais elle n'arrive pas à se sortir de la tête qu'il reste... son ami.

Ses joues enfantines, ses yeux brillants d'espièglerie. Son sourire malin dont les dents immaculées brillaient à la lumière du soleil, du temps où il souriait encore sans tuer personne. Elle ne peut pas se défaire de cette époque où tout était plus simple. Un avenir radieux les attendait, tous les trois.

Ils ont grandi sans jamais manquer de rien. Études, confort, amour, tout leur souriait. Et même si aucun lien du sang n'unissait Kia aux deux enfants du président, ils étaient aussi soudés qu'une vraie fratrie.

Et puis le président est mort. Sa femme est morte. Elana est morte. Et Navinn a pris le pouvoir, délaissant ce masque du petit garçon doux comme un agneau que Kia lui connaissait pour revêtir celui du terrible dictateur. Même au bout d'un an, la jeune fille n'arrive toujours pas à comprendre comment tout a pu changer en si peu de temps. Comment elle a pu perdre ses parents, sa meilleure amie, les nombreux aristocrates qu'elle croisait tous les jours et son avenir si prometteur. Tout ça à cause d'une simple maladie ! Le corps humain est faible. Aujourd'hui, Kia se retrouve seule... avec Navinn.

Il ne lui reste plus que Navinn du passé, Navinn qui n'est pourtant plus que l'ombre de ce qu'il était. Alors, elle qui devrait considérer le jeune garçon comme mort pour mieux pouvoir l'affronter, n'arrive décidément pas à l'oublier.

Elle se questionne, encore et toujours :
Comment a-t-il pu finir ainsi ? Comment un si gentil enfant peut-il se mettre, du jour au lendemain, à vouloir éradiquer toute l'espèce humaine ? Où a-t-il trouvé son goût pour la violence et pour le sang, lui qui se souciait même de garder en vie les insectes qu'il trouvait dans sa chambre ? Et puis comment peut-il tolérer que d'autres personnes meurent dans les mêmes conditions horribles que sa famille alors qu'il pourrait l'empêcher ?

Que de questions sans réponses, rien ne vient à l'esprit de Kia. Elle connaît trop bien Navinn pour croire que c'est par vengeance ou par colère. On a élevé le garçon avec intelligence et sens du devoir, il n'a jamais été comme les autres enfants. Jamais il ne s'est laissé dominer par ses émotions. Sans compter qu'on l'a aussi élevé avec amour et bienveillance, et la jeune fille n'arrive décidément pas à comprendre comment, malgré ça, il peut suivre de si sombres dessins.

Cette question la tourmente. Elle a envie de l'aider à redevenir lui-même autant qu'elle redoute que ce ne soit plus possible. Devant le nouveau Navinn, elle se sent trahie, vide et démunie. Comme tous les autres, elle veut aussi le tuer. Mais elle en sera incapable tant qu'il subsistera en elle l'espoir de le sauver.

Navinn a dit qu'il l'accueillerait à nouveau si elle revenait, et elle est de plus en plus tentée par l'expérience. Simplement pour pouvoir lui parler en tête-à-tête, pouvoir l'interroger sans être pressée par le temps ou par les batailles. Pour comprendre ses motivations, son objectif... elle a besoin de tout savoir pour le sauver.

Elle veut voir ce qui a changé chez lui. Savoir quelle est cette blessure qui l'a rendu si fou en l'espace d'un an. Elle veut le comprendre, et elle ne doute pas qu'avec un peu de temps, elle pourra y arriver. Alors, seulement, elle décidera quoi penser de lui.

☽☼☾

— C'est diffusé sur tous nos réseaux, rapporte Tommy.

Ce jeune génie de l'informatique est à l'origine de la création d'une bonne dizaine des sites clandestins sur lesquels circule la vidéo. Il est le principal intermédiaire entre les Briseurs et le reste du monde, un jeune homme renfermé mais indispensable à la communication de l'organisation.

— Il y a déjà des milliers de téléchargements, poursuit-il, toujours sans dévoiler la moindre émotion. Dans quelques heures, tout le monde l'aura vu.

Ses mots ne sont pas à prendre à la légère. Ceux qui sont présents avec lui savent que quand Tommy dit "tout le monde", cela veut vraiment dire tout le monde.

— Merci, Tommy, le félicite Solal.

Le visage du jeune chef s'est déridé durant le trajet. Moins soucieux, il se tourne vers le garçon à la petite tête brune pour lui sourire avec gentillesse.

— Tu me tiens informé de la suite.

— À tes ordres, approuve l'intéressé.

Puis il baisse la tête et repart dans le fond de la camionnette, zigzagant entre ses nombreux écrans d'ordinateur pour garder un œil prudent sur la situation.

— C'est un franc succès, alors ?

La réplique d'Ange sort Solal de ses pensées. Le jeune chef détaille un instant le visage impénétrable de son second, sa posture raide et son menton levé vers la projection de son discours qui tourne encore en boucle contre le mur de la camionnette.

— Tu t'es bien débrouillé dans la montagne, le complimente-t-il finalement.

Bien que Solal lui en veuille encore de l'avoir laissé sans la moindre explication. Lui aussi est immunisé, il aurait pu combattre à ses côtés.

À voir le profil harmonieux mangé par l'ombre du combattant aux cheveux blancs, rien ne porte à croire qu'il sort à peine d'une bataille. Pourtant, si les Briseurs s'en sont sortis sans trop de pertes de son côté, c'est complètement grâce à lui.

— Gunther est bien amoché, assène Ange pour sa part, ignorant comme à son habitude le compliment de Solal. Sa plaque est à l'épaule. Même avec nos soins, il n'en a plus pour très longtemps.

Le jeune chef se renfrogne. Il n'y a qu'Ange pour annoncer un évènement aussi tragique sans s'en émouvoir. Mais malgré les apparences, Solal sait que son lieutenant est très affecté par la perte de Gunther. L'homme était la figure paternelle de l'équipe, un des premiers adultes à les avoir rejoints. Lui et Ange étaient en plus partenaires d'entraînement et avaient mené de nombreux combats ensemble. Le jeune chef ne doute pas de la douleur que son ami doit éprouver en disant ces mots.

Gunther, s'attriste-t-il. Solal donnerait tout pour le sauver.

— J'aurais dû...

— Tu n'as rien fait, l'interrompt très sèchement Ange, tournant vers lui un visage grave couvert de mèches détrempées et levant le menton pour pouvoir le regarder dans les yeux. Tu n'es pas allé te battre, tu es allé filmer ton message pour informer le monde de notre situation. Pendant ce temps, tu as laissé tes hommes combattre seuls et se faire tuer.

Dans la bouche de n'importe qui d'autre, ces paroles passeraient pour les plus acerbes des critiques. Mais Ange n'est pas de ce genre, aussi son chef ne s'en arrête-t-il pas là.

— C'est comme ça, Solal, tu as fait ton choix, raisonne objectivement le lieutenant. Personne ne peut savoir s'il était bon ou mauvais. Alors récolte-en les fruits au lieu de regretter ce que tu as perdu à sa cause. N'insulte pas nos morts.

Le sérieux d'Ange passe comme une douche froide sur l'échine du jeune chef. Plus Solal provoque le regard impassible de son lieutenant, plus il prend le temps d'apprécier ses paroles. Oui, Ange a raison, songe-t-il. Solal a simplement fait un choix. Il a sacrifié ses hommes pour en sauver d'autres, ainsi va la guerre. Même un chef au grand cœur doit accepter de ne pas pouvoir sauver tout le monde.

Au fond, peu importe même la justesse de sa décision, réalise-t-il pensivement. Dans sa situation, il n'existe de toute façon plus aucune décision qui soit tout à fait bonne. En revanche, s'il y a bien une chose qu'il n'a pas le droit de faire, c'est de se laisser aller aux regrets.

Coeur de pierreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant