Qui sait jusqu'où on est capable d'aller pour ceux qu'on aime ? La famille, les amis, ces êtres prennent plus d'importance quand on risque de les perdre.
Il y a des personnes à qui on rechigne de rendre service, qu'on insulte sans s'en soucier, mais pour lesquelles on n'hésiterait pas à tout donner si elles en avaient besoin. Quand la mort guette, les liens se resserrent. Donner leur vie pour sauver ceux qu'ils aiment, personne n'aurait cependant cru devoir le faire si tôt.
Glaëlle a les mêmes yeux verts et les mêmes cheveux roux que son frère, Vrane. Jumeaux, ils partaient sur des chemins complètement éloignés à la fac. Ils vivaient loin l'un de l'autre, avant que leur monde ne vole en éclat. Mais depuis que l'Attentat s'est produit, que la société s'est effondrée et que son frère a contracté la maladie, Glaëlle n'a pas hésité une seconde à le rejoindre et à tout sacrifier pour lui.
— Pars sans moi, s'il te plaît.
La complainte du blessé est de moins en moins convaincante au fil des jours. D'un ordre ferme, sa parole s'est peu à peu réduite à un murmure. Sa faiblesse n'est cependant pas un obstacle pour Glaëlle, qui le comprend malgré tout. À vrai dire, la voix de son frère n'a même plus besoin d'atteindre ses oreilles pour qu'elle l'entende. Habituée, la jeune fille sait qu'il recommence à râler.
—Tu es en pleine forme, insiste Vrane. Tu peux t'en sortir !
L'intéressée lève les yeux au ciel. Partir sans son frère, ce n'est pas ce qu'elle appelle "s'en sortir". Même si la rouquine ne peut se reposer que sur de maigres espoirs, sur un sac de provisions toujours plus léger et sur un petit pistolet en plastique pour assurer leur survie à tous les deux —héritage de son passé de tireuse en compétition—, elle n'est pas prête de se laisser décourager. Elle a déjà pris sa décision : elle n'abandonnera pas le seul membre de sa famille encore en vie.
— Et puis quoi encore ? raille-t-elle, se concentrant sur le barillet de son arme plutôt que sur les absurdités de son frère.
Elle range trois balles dans les encoches. Ses boucles rousses ruissellent de pluie, sa frange détrempée plaquée sur son front luit à la lumière des lampadaires de la rue. Elle fait le même effet qu'une rescapée sortie d'un ouragan, avec ses bras tremblants et ses cernes s'amoncellant comme un empilement de petites bouées sur le haut de ses pommettes. Pourtant, même noyés par l'averse, ses yeux ne cessent d'étinceler dans la pénombre, abritant la flamme d'une détermination intouchable. Son espoir est la plus forte de ses armes.
— Tu crois vraiment que j'aurais fait tout ce chemin si c'était pour partir maintenant ?
Vrane se mord un peu plus la lèvre. Une entaille sur sa lèvre se rouvre, sa bouche prend le mauvais goût du sang. Le jeune homme montre cette méchante habitude depuis longtemps : dès qu'il est angoissé, il se mange la lèvre. Depuis quelques mois, c'est aussi dès qu'il a mal qu'il se mange la lèvre, car cela l'aide à contenir sa douleur. Même si cette fois, ce n'est plus seulement pour la faire taire qu'il se mord. Il est blessé, contagieux, impuissant, il a honte de sa position. Glaëlle n'est pas en sécurité avec lui, elle doit partir, en est-il convaincu. Il donnerait tout pour lui faire entendre raison.
La rouquine tourne la tête loin de lui, attendant de le voir rétorquer quelques idioties, comme à son habitude. Depuis le temps qu'elle l'accompagne et les efforts qu'il déploie pour la décourager, elle doit connaître ses répliques par cœur. Elle cesse donc de porter attention à ses paroles et fait rouler les balles dans son pistolet.
Elle sait que son obstination contrarie Vrane mais elle a appris à passer outre. Qu'est-ce qu'il s'imagine ? fulmine-t-elle. Qu'il y a une chance qu'elle le laisse tomber, tout faiblard qu'il est ? Non, il est son frère, il est la seule chose qu'il lui reste dans ce monde détruit et elle l'aime plus que tout. Aussi vrai que les héros des romans qu'elle lisait à la fac se battent pour ceux qu'ils aiment, Glaëlle n'est pas prête d'abandonner celui qui compte le plus pour elle. Pour Vrane, elle pourrait affronter toute l'armée et son foutu dictateur, elle est assez forte pour le protéger. Elle veut juste qu'il reste auprès d'elle.
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Coeur de pierre
Science FictionC'est bête, un homme. Ça cause sa perte tout seul. Dans un nouveau monde miné par la mort, la violence et la dictature, la vie prend un tout autre goût. D'autant qu'il pèse à présent sur le quotidien de l'humanité un terrible orage. Un fléau aussi d...