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— Alors c'est vrai ce qu'on raconte ? Le grand Ange s'est fait vaincre par la nouvelle !

La provocation d'Isaac n'a pour réponse qu'un soupir désintéressé de la part du combattant.

— Je l'ai laissée gagner.

— Mais quelle mauvaise foi ! fanfaronne le tireur en souriant de plus belle. T'es mauvais perdant ? Je ne pensais pas ça de toi ! Avoue-le : elle t'a battu, ma p'tite poupée !

La fierté qui paraît dans la voix d'Isaac fait grimacer son ami aux cheveux blancs.

— Non, je l'ai laissée gagner, répète Ange en le défiant du regard.

Ses sourcils sont froncés et ses yeux étincellent d'éclairs.

— Tut tut tut, minaude Isaac en s'approchant du jeune homme. C'est pas toi qui disait que ce serait contre-productif de la laisser gagner ?

Ange fronce le nez, vexé par l'imitation, d'autant qu'elle est très mauvaise.

— Isaac... soupire Solal en levant les yeux de la carte qu'il tentait d'étudier.

Attablé entre ses deux lieutenants, il fait l'effet d'un père gêné par ses deux enfants.

— Crois-moi, je sais très bien ce que j'ai fait, tonna Ange, la voix couvant l'orage. Elle se bat de mieux en mieux mais ce n'est pas encore assez pour me vaincre. Son style est grossier, elle s'épuise pour un rien, et puis...

— Alors pourquoi on m'a dit qu'elle t'a passé le poignard sous la gorge, monsieur le professionnel ? nargue Isaac. Mes hommes ont imaginé la scène, peut-être ?

— Non, râle Ange, mais c'était voulu !

Il serre le point, très énervé.

— Je l'ai laissée gagner parce qu'elle avait besoin de prendre confiance en elle !

C'est la première fois qu'Ange lève la voix. Solal et Isaac le dévisagent un moment, surpris de le voir sortir de ses gonds. Ce n'est pas une attitude habituelle, lui qui reste normalement calme en toutes circonstances. Ses nerfs sont à vif, les deux guerriers ne savent pas comment réagir dans cette situation.

Ange referme finalement la bouche et baisse le menton, comme pour se cacher derrière sa frange blanche.

— Je voulais voir si elle savait saisir une opportunité quand elle se présentait, explique-t-il sèchement. C'est concluant. En plus, elle tient en longueur, que ce soit en terme de puissance ou de concentration. Et maintenant qu'elle a pris confiance en elle, on pourra compter sur elle pour la prochaine bataille, elle se battra. C'est tout ce que j'ai à dire.

Puis il ramasse son éternelle tablette et s'engage dans le couloir de sortie, n'échangeant pas le moindre regard avec ses deux amis avant de filer.

Les deux Briseurs restent à le regarder partir sans parler, pris de court par sa réaction. Ange est un jeune homme discret, il n'aime pas se laisser aller et a vite honte de ses débordements. Les deux garçons le comprennent, ils décident d'un commun accord de le laisser s'isoler pour ne pas davantage l'enfoncer. Quand leur ami reviendra, l'incident sera effacé.

— Tu crois qu'il l'a vraiment laissée gagner ? finit par demander Isaac à son chef en s'asseyant face à lui.

Solal tourne ses yeux bleus vers lui, en pleine réflexion.

— Peut-être... hasarde-t-il. Mais dans tous les cas il a raison, Glaëlle nous sera plus utile si elle a confiance en elle.

Isaac croise les bras sur sa poitrine, songeur. Le petit surdoué aurait-il mis sa fierté de côté pour renforcer sa protégée ? se demande-t-il. Le tireur n'arrive pas à déterminer s'il en est capable ou non. Mais au final, ce n'est pas si important. Du moment que sa Glaëlle va se battre et qu'elle s'en sort vainqueur, Isaac n'a rien à y redire.

— Et Kia ? demande-t-il alors. Tu la laisses encore lui rendre visite ?

Le regard lumineux de Solal se voile en quelques secondes. Ses yeux se baissent, il soupire longuement.

— Ne me fais pas la morale, toi aussi, Ange s'en occupe déjà depuis tout à l'heure, fait-il lassement en se laissant aller contre le dossier de sa chaise. Je ne sais pas si je fais bien : c'est l'ennemi et je n'ai aucune idée de ce qu'il peut manigancer. Mais je ne peux pas exiger de Kia qu'elle souffre encore à cause de ses doutes. Elle a besoin de mettre les choses au point, je serais égoïste de la garder loin de lui juste pour la protéger.

Isaac fronce les sourcils. Lui, il ne croit pas que ce soit égoïste de protéger Kia et sa jolie mèche multicolore du terrible Navinn.

— J'aimerais la garder loin du danger, confie Solal, la voix empreinte d'un amour profond. Mais je dois avant tout penser à son bien-être. Elle ne sera pas heureuse à nos côtés si elle garde ses tourments dans un coin de la tête. Alors si pour les éliminer, elle doit aller voir Navinn, je ne peux pas la retenir. C'est à elle et à elle seule de faire ses choix.

Isaac sait que cette concession doit beaucoup en coûter à son ami. Solal déteste le jeune dictateur presque plus que la maladie, il a vu ses parents assassinés par la lame de son armée et il lutte depuis l'Attentat contre chacune de ses actions. Ce sont deux terribles ennemis. Mais malgré cela, le chef des Briseur se force à laisser celle qu'il aime l'approcher au plus près, tout ça parce qu'il veut qu'elle fasse ses propres choix. Solal est le premier à se méfier de Navinn et pourtant, il permet à Kia de l'approcher. Ils sont bien gonflés, de tous lui faire la leçon ! s'indigne le tireur.

Isaac s'apprête à le complimenter pour cette décision plus qu'altruiste quand la brusque mise en route de l'écran dans un coin de la salle le coupe dans sa lancée.

— Toujours rien, Solal, dit la voix grésillante de Live à travers l'ampli tandis qu'une image de l'entrée de la base s'affiche à l'écran. Elle ne rentre pas. On fait quoi ?

Isaac se retourne vers l'intéressé, dont les sourcils se froncent à presque se toucher au milieu de son front. C'est pourtant avec calme qu'il presse le bouton de l'interphone pour transmettre ses instructions :

— Rien, décide-t-il. On attend demain matin.

Isaac le regarde raccrocher du coin de l'œil, admiratif. Solal, lui, ne peut s'empêcher de se taper le front de la main par frustration.

Il a confiance en Kia, et les semaines qui viennent de passer le rassurent quelque peu sur l'affection que peut lui porter Navinn. Son amante n'est visiblement pas en danger auprès du jeune dictateur, il peut la laisser sans craindre pour sa vie.

Le chef des Briseurs a décidé de lui donner champ libre, c'est donc à elle de faire ses choix. Si elle ne rentre pas le soir, il l'attendra le lendemain. Malgré ses inquiétudes, il s'est promis de la laisser réfléchir et compte bien s'y tenir.

Coeur de pierreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant