Coeur de pierre

En quelques mots /3

— Mais comment... comment peux-tu supporter toute notre haine ? s'horrife Kia.

Désespérée, elle inspecte le visage de Navinn, en quête de ses émotions. Comme si elle avait la moindre chance de le percer à jour malgré son état. Non, il est illisible, se maudit-elle.

— Et après, plus personne ne t'écoutera, se désole-t-elle. Tu ne pourras plus diriger !

— C'est vrai, reconnaît le garçon en haussant les épaules. Mais je m'en fiche pas mal. Nous savons tous les deux que je ne serai plus au pouvoir d'ici ce soir. Sans doute même plus en vie, d'ailleurs ! Donc tant pis.

Il lui fait un clin d'œil amusé puis ricane. Kia sent son sang se solidifier dans ses veines. Elle manque d'air, cette déclaration ne peut pas être qu'une coïncidence. Il sait ! réalise-t-elle.

Elle serre les dents, sa salive passe de travers.

— Mais alors... bredouille-t-elle.

— T'inquiètes pas, je m'en fiche, je n'ai pas peur de la mort. Ce n'est pas elle qui va m'arrêter !

Oui, la jeune fille commence à le comprendre. Elle a été bien bête de croire pouvoir le vaincre ainsi. Rien ne peut l'arrêter, comprend-t-elle. Il est persuadé d'agir pour le bien de son peuple alors il se doit d'aller jusqu'au bout.

Kia est impressionnée. Une telle ardeur, une telle dévotion, admire-t-elle. Mais tout ça pour quoi ?

— Et les autres ? murmure-t-elle. Les familles, les malades... ils ne comprendront pas, eux. (elle se mord la lèvre, contrariée). Tu fais tout ça pour eux mais tu ne leur dit rien ! Tu te rends compte qu'ils vont te détester, Navinn ? Tu seras haï jusqu'à la fin des temps !

Le regard du garçon s'assombrit. Puis il hausse les épaules et détourne la tête, sans se soucier de ce qu'elle vient de dire.

— Sans doute, confirme-t-il. Je ne compte pas sur eux pour me pardonner en tout cas ! Je suis d'accord, on ne pardonne pas à ceux qui tuent notre famille. (Kia baisse la tête, le visage de Solal surgit dans son esprit). Mais ce n'est pas comme si j'avais un jour été aimé par mon peuple, de toute façon, poursuit Navinn. (il soupire, levant le menton en l'air comme pour regarder par-delà la pile de cadavres qu'il a laissée derrière lui). Qu'ils rejettent la faute sur moi, ça leur fera un ennemi à détester. Au moins, ils oublieront plus facilement les torts que leur a causé la maladie. On avance mieux quand on évite de trop réfléchir, pas vrai ?

Le corps de la jeune fille est pris de tremblements. Elle voudrait courir vers le garçon pour le secouer, lui hurler de relever la tête.

Qu'est-ce qu'il lui prend ? s'énerve-t-elle. Songe-t-il sérieusement à se donner en sacrifice, qu'aucune lumière ne soit jamais faite sur son combat ?
Il veut mourir incompris, que jamais personne au monde ne se rende compte de tout ce qu'il a pu faire pour eux !

— Comment peux-tu souhaiter ça ! s'écrie-t-elle. Navinn ! Comment peux-tu t'en satisfaire ! Alors que...

Kia s'interrompt, elle est à court de mots. Le jeune dictateur fronce les sourcils.

— Je t'ai déjà dit que je ne voulais pas être heureux, Kia, la sermonne-t-il. Je m'en fiche ! Tu n'as toujours pas compris que je le pense sincèrement ? (il lève le menton en l'air, décidé). J'ai choisi ma voix : je veux que ma vie serve à quelque chose. Alors elle servira à ceux que je vais sauver, de toutes les manières possibles. Ce n'est pas leurs jugements qui m'importent. Si je dois porter toute la haine du monde sur le dos, qu'il en soit ainsi ! J'aurais quand même réussi à vous sortir de là. J'aurais réussi à sauver le monde ! Enfin, Kia, n'est-ce pas le rêve de tous les enfants, de sauver le monde ?

Le garçon passe une main dans ses cheveux en rabaissant la tête. Ses prunelles bleues rencontrent celles brunes de la jeune fille à force de fureter de droite à gauche, leurs regards se croisent. Kia y découvre des convictions absolues qui ne devraient pas habiter un si jeune regard.

Ce n'est pas qu'il a grandi vite, songe-t-elle. C'est qu'il n'a jamais réellement été un enfant.

Navinn est né pour être roi.

— Et toi, Kia, finit-il d'un ton égal. Maintenant que tu sais tout, dis-moi : qu'est-ce que tu vas faire ?