Un garçon singulier /2

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Le garçon fronce d'abord les sourcils, puis un sourire amusé vient peu à peu se nicher sur ses lèvres.

Kia se prépare. Son ami s'apprête à défendre des horreurs, elle s'en doute bien. Il va justifier des milliers morts par un joli sourire, balayer toutes ses convictions dans des haussements d'épaules. Mais elle est venue pour ça après tout.

Cependant, le jeune dictateur ne semble pas pressé d'aborder le sujet.

— Tout ça quoi ? s'enquit-il en portant un doigt à ses lèvres, levant les yeux en l'air pour prendre un air interrogé.

Comment ça, quoi ? s'offusque Kia. Ce qu'il fait enfin ! Doit-elle lui faire un dessin ?

— Tu demandes ça au pif pour me laisser répondre ce que je veux, se met-il à développer. Avec ce genre de questions, la réponse que tu attends n'est pas ce que je vais dire. Tu veux surtout voir ce que je vais chercher à justifier en premier pour savoir ce que tu as vraiment à me reprocher. Tu me laisses trouver ma propre question, en fait. Je n'ai pas raison ?

La jeune fille écarquille les yeux. Elle se prend la réponse du garçon comme une claque, sa joue en rougirait si son sang n'était pas à ce point glacé dans ses veines.

Elle n'a jamais fait cela consciemment, c'était juste toujours plus simple de tourner ses questions dans ce sens. Kia est indécise par nature, elle ne sait jamais quoi penser des gens ou quoi leur reprocher. Mais elle s'arrange toujours pour ne pas le montrer, pour paraître sûre d'elle-même en toutes circonstances. Le fait que Navinn l'ait remarqué chamboule son petit monde.

Ne peut-elle donc rien lui cacher ? s'offusque-t-elle. Et —plus effrayant encore — connaissant sa faiblesse, le garçon ne risque-t-il pas de s'en servir à son avantage ?

Serein, Navinn se renfonce dans son fauteuil. Il est satisfait d'avoir visé juste —même s'il n'en a de toute façon jamais douté.

— Tu fais toujours ça quand tu doutes, ça devient prévisible, remarque-t-il en levant le menton. Mais j'aime quand même bien ta technique. Elle est pratique, je l'ai déjà utilisée avec mes soldats !

Kia serre les dents. Plus qu'il se serve d'elle pour brutaliser ses hommes, c'est sa manie de toujours tout analyser qui lui hérisse le poil.

— Tu calcules donc toujours tout ? grommelle-t-elle.

Le sourire de Navinn s'agrandit, comme si c'était un compliment.

— Il faut bien ! répond-t-il avec un enthousiasme étrangement sincère. Je dois tout savoir de mes soldats, tu comprends ? Comme ça, j'évite les mauvaises surprises. Il vaut mieux que je sache qui a un poignard avant de le mettre dans mon dos, si tu veux une image.

La jeune fille sent un poids lui comprimer la poitrine.
Risquer de se faire trahir à tout moment... comment peut-il s'infliger cela ?

— Et la confiance, tu n'as jamais essayé ?

— C'est trop hasardeux, balaye le garçon en haussant les épaules. Moi, il me faut des certitudes. Je n'ai pas envie de perdre du temps pour le reste.

Kia le dévisage, pensive. Comme toujours, elle cherche à trouver ses plaies pour les panser. S'il parle ainsi, comme une bête craintive, c'est qu'il a forcément été blessé.

Sauf que le visage de Navinn ne laisse paraître aucune ouverture. Il aborde simplement un sourire confiant, comme si penser de cette manière était normal. Comme si n'avoir confiance en personne allait de soi, qu'il n'y avait aucun manque derrière cela. Qu'il n'en a tout simplement jamais été autrement pour lui. Pourtant, Kia est bien placée pour savoir qu'il n'avait pas cet état d'esprit il y un an.

Le cœur de la jeune fille se serre un peu plus dans sa poitrine. Il est doué pour se cacher, elle va devoir chercher plus loin.

— Mais je vais quand même répondre à ta question, vu que c'est pour ça que tu es venue, offre le garçon en se redressant. Tu vois ? Je suis gentil !

Il prend soin de ramener ses pieds au sol, grandissant sa posture pour parler. S'il attendait des remerciements durant ce laps de temps, Kia ne les lui fournit pas. Impossible de savoir si il est déçu ou s'il ne l'a tout simplement pas remarqué quand il poursuit :

— On va dire que tu me demandes pourquoi je suis méchant avec mes soldats, vu que c'est de cela qu'on parle, invente-t-il. Donc je vais te répondre : je fais tout ça parce que c'est plus pratique. Demande à Solal, je suis sûr qu'il dira comme moi : c'est difficile de diriger une armée. Si je suis si sévère, c'est parce que je n'ai pas le choix. Sinon, mes soldats risqueraient de se rebeller. Et ça, ça m'embêterait un peu, tu vois ? Et puis si je ne leur fais pas confiance, c'est parce que du coup, ils me détestent. Mais au moins, je sais à quoi m'en tenir. Alors même si ça n'a pas l'air de te plaire, je t'assure c'est plus simple de faire comme ça.

— Arrête de dire n'importe quoi ! s'indigne Kia. Tu ne vas pas me faire croire que tu préfères brutaliser tes hommes pour te faire obéir !

Navinn se penche en avant, son regard se fait si aiguisé qu'il stoppe net la jeune fille dans son élan.

— Parce que j'ai l'air de dire le contraire ? murmure-t-il.

Des glaçons remontent le long de la colonne vertébrale de Kia. Elle nie, effrayée par le ton qu'il emploie. Navinn n'aime pas être contredit. Mais Kia est venue lui faire prendre conscience de ses erreurs, alors c'est maintenant qu'elle doit agir :

— Je comprends que ta place soit difficile à tenir, concède-t-elle. Mais Solal, lui, il s'en sort très bien ! Et sans utiliser aucune de tes méthodes !

Inspirée, la jeune fille se lance alors dans une éloge de son grand chef —lui qu'elle aime tant :

— Il laisse la voix à chacun et compose avec. Il nous fait confiance, et c'est grâce à ça qu'on n'osera jamais le trahir. Il nous laisse faire nos propres choix, même si ce sont des erreurs, pour qu'on apprenne par nous-même. Il impose ses décisions par des arguments, il se justifie constamment et nous fait adhérer à ses idées plutôt que de nous les imposer. Grâce à ça, on est tous plus forts !

Puis elle regarde le garçon dans les yeux pour conclure, comme quand elle lui faisait la morale, il y a quelques années de cela :

— Tu vois ? C'est comme ça qu'il faut diriger, Navinn !

Elle retient ensuite son souffle. Le jeune dictateur pourrait lui tirer une balle dans la tête, la faire exécuter... ou au moins la fusiller du regard. Tout pour lui signaler que ce qu'elle vient de dire lui déplait. Pourtant, il se contente de froncer les sourcils et de sourire en coin, puis de prononcer à voix basse, impavide :

— Tu sais, je m'en fiche pas mal de savoir si c'est comme ça ou pas qu'il faut diriger. Moi, je veux juste gagner. Alors reviens me faire la morale quand Solal l'aura emporté... si tant est qu'il puisse y arriver.

Coeur de pierreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant