Reconstruis-moi

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Ewan et moi avions décidé de nous promener à travers le manoir, mains liées. La perte de Judicaël nous a douloureusement rappelé que rien n'est immortel dans cet univers.
Au fond nous pressentions que la fin approchait, que le dénouement était pour bientôt...
Quelles seraient les conséquences de cette issue ? Je ne saurais le dire.
C'est l'idée de ce temps qui s'écoule inlassablement qui nous poussa à prendre un moment pour nous.

Peut-être le dernier.

Nos pas résonnaient à travers les voûtes de bois finement dessinées, et je me rendis soudain compte que jamais auparavant je n'avais fait attention à tous les détails du manoir.
- Prince Ewan, l'interpellai-je brusquement.
Il ralentit pour pouvoir mieux m'écouter.
- Oui ? Fit-il.
- Qui a construit cette demeure ? Lui demandai-je avec curiosité.
Il retourna son regard sur les murs et l'architecture du lieu, puis il me raconta :
- Il s'agissait du manoir des Van Yüsāh : une puissante famille de Roumanie ayant fait construire cet endroit en mille-huit-cent-soixante. Les Van Yüsāh habitaient ici depuis des générations. Les années passées sont restées gravées dans chacun de ces murs. Puis, après une guerre, la famille a été décimée, rendant cette belle maison à l'abandon. C'est bien plus tard qu'une autre famille, très riche et influente, décide d'acheter le manoir pour le rénover, tout en le laissant dans son jus d'antan.
- Qui étaient ces gens ? Le questionnai-je.
Il eut un sourire mélancolique, puis me confia :
- Les Maltarek.
Je lui lançai un regard intrigué, car ce nom semblait signifier beaucoup pour lui. Pour m'éclairer il continua ses explications :
- Les Maltarek ont entretenu ce manoir, mais ils y passaient très peu de temps. Finalement, il est revenu entre les mains de leur dernière héritière - c'était son cadeau d'anniversaire de dix-huit ans - qui s'en est occupée corps et âme. Bien plus que cela : c'est le dernier endroit où elle a dormi avant sa mort. Mais le plus important, Anna, c'est le prénom de cette femme...
Il s'arrêta, m'obligeant à faire de même, et se tourna en ma direction pour ancrer son regard dans le mien. Je l'écoutais attentivement. Il laissa tomber sur un ton lourd de sous-entendu :
- Elle s'appelait Eidjina. Eidjina Maltarek.
J'écarquillai les yeux, comprenant que cette demeure possédait un passé loin d'être anodin. Si la dernière personne avant Ewan qui avait vécue ici était la Eidjina, cela ne pouvait signifier qu'une seule chose :
- C'est Judicaël qui a voulu venir ici. Déduisis-je.
- Pas tout à fait, m'avoua le prince, mais si nous sommes ici aujourd'hui, et pas ailleurs, c'est en partie pour cette raison.
- Mais, cela veut dire qu'elle est enterrée ici ! M'exclamai-je, choquée.
Mon compagnon eut un sourire triste.
- Non, hélas : son corps n'a jamais été retrouvé. Elle n'a pas de sépulture.
- Comment cela ? Que lui est-il arrivé ? M'étonnai-je.
Le démon se remit en marche d'un pas lent.
- Je ne vais pas te raconter son histoire, elle est bien trop triste, et surtout, avec le décès de Judicaël, cela ne peut te faire que du mal. Esquiva t-il.
Nous continuâmes notre promenade en silence.

Finalement il monta jusqu'à l'étage des chambres, où il traversa le couloir. Il tourna à droite, là où je n'étais jamais allé, empruntant un long corridor. Nous avançames toujours plus loin, jusqu'à arriver devant une unique porte.
Presque personne ne devait passer ici car il s'agissait d'un couloir menant à de petites pièces inutilisées.
- Qu'est-ce qu'il y a derrière ? Le questionnai-je.
- C'est la chambre de Judicaël, et aussi celle qu'utilisait l'héritière Maltarek. Me confia t-il.
Il ouvrit la porte, me laissant passer en première.

Ma première impression fut mitigée. À vrai dire, l'endroit ne ressemblait en rien au majordome de la maisonnée, il était beaucoup trop riche et coloré. La pièce était assez grande, avec un lit double très haut recouvert de draps rouges, crème et or.
C'était bien la preuve que celui-ci avait appartenu à une autre personne. Mais ce qui était très touchant était de voir que le domestique avait fait très attention à toujours garder les mêmes objets que sa bien-aimée.
Cela passait par les couleurs mais aussi le style de la chambre.
Tout était raffiné, astiqué, et aussi, sans étonnement, bien rangé. C'était le beau mélange d'un amour éternel.
Mon regard se posa cependant sur la commode, positionnée sous une fenêtre dont le rideau avait été tiré. Je m'approchai de celle-ci et découvrit l'objet qui avait attiré mon regard : un petit cadre en argent, dans lequel se tenait la photo d'une femme souriante, aux grands yeux obscures, aux long cheveux de jais, et à la belle robe rouge digne des plus grandes cérémonies. Elle portait autour de son cou un pendentif doré comportant l'initiale de son prénom. Un "E".
Je sentis mon cœur se serrer d'émotion en voyant à quel point Judicaël témoignait de son amour à cette femme : au point de garder son portrait dans sa chambre, de le tourner vers son lit pour revoir son visage chaque soir.
C'était la preuve d'une affection infaillible. Ce petit geste était pourvu de la plus grande compassion.

Le Grimoire Maudit D'Ewan Don VallieryOù les histoires vivent. Découvrez maintenant