L'affaire conclut, Adrik revint vers nous. Puisqu'il avait aperçu la scène pathétique où j'avais répandu triples et boyaux au sol, il pressa le pas et m'examina avec attention.
— Que s'est-il passé ? Tu es malade ?
— Non, tout va bien. C'était seulement passager.
Keir et l'autre mercenaire s'entretinrent avec lui, dans cette langue incompréhensible. Je me doutais qu'ils lui narraient ce qui s'était produit durant leur absence. Adrik hocha finalement la tête, rassuré.
— Tu es vraiment sensible Jeizah. Tu vas devoir t'endurcir.
Il avait raison, le monde où je m'étais jeté inconsciemment n'était pas clément. Pourtant, je refusais de m'y conformer. Le sort que subissaient mes semblables me révoltait et je ne voulais pas l'occulter au prix de mon propre confort. Je ne changerai sûrement jamais la face du monde, mais être conscient des injustices était le premier pas vers le changement.
— Aujourd'hui, on a vendu les esclaves les plus faibles. Nous allons traverser bien d'autres villes où les ventes continueront.
— Quand comptez-vous me vendre ? demandai-je avec défiance. Ce marchand ne vous offrait-il pas assez pour moi ? À quelle valeur m'estimez-vous ?
— Baisse d'un ton Jeizah. Comme je te l'ai dit, tu es sous ma protection. Je n'ai nullement l'intention de te vendre, si c'est cela qui t'inquiète.
— Alors qu'attendez-vous de moi ?
— Que tu arrêtes de me faire une scène en public dans un premier temps. Ensuite, on avisera quand je te ramènerai chez moi. Tu n'auras pas à te soucier de tes besoins. Mais ne crois pas pour autant vivre une vie paisible à te tourner les pouces. Tu devras travailler et faire ta part comme tout le monde.
J'essayais de canaliser la colère qui était montée en moi, comme une réaction visant à me protéger de la cruauté de l'esclavagisme de mon peuple, pour la faire taire. Les poings serrés par la frustration de ne pas pouvoir agir, je m'efforçais de respirer profondément avec lenteur. Adrik me laissa reprendre contenance et me détendre sans un mot. Quand il sentit que la vague écrasante de l'énervement fut passée, il m'ordonna de me remettre en selle.
Nous restâmes au village pour nous réapprovisionner, puis nous quittâmes les faubourgs peuplés pour regagner la route marchande.
Les jours s'accumulèrent à nouveau et notre routine reprit son cours, à la seule différence que je dus assister de nombreuses fois aux départs des prisonniers. Les mères étaient parfois séparées de leurs enfants. Les cris et les pleurs résonnaient alors de nombreuses heures, avant que celui qui restait avec nous s'écroulât de fatigue. C'était de plus en plus dur à supporter. Chaque fois, j'étais submergé par l'indignation et le dégoût. Je ne comprenais pas comment ces démons pouvaient agir ainsi. Nous étions des êtres conscients doués de paroles et de sentiments, mais nous étions traités tels du bétail. C'était inhumain.
Lorsque nous arrivâmes à la capitale, comme Adrik me l'avait précisé, le nombre d'esclaves avait drastiquement baissé. Les hommes les plus forts avaient été vendus pour exercer des travaux physiques. Les enfants quant à eux étaient destinés aux travaux de pages et d'aides. Plus tard, ils auraient peut-être la chance d'être éduqués et de vivre paisiblement en tant que messagers ou une quelconque place administrative de basse échelle. Cela leur assurait une vie paisible. Les femmes quant à elles n'avaient pas un avenir des plus glorieux. Ce qu'elles pouvaient rêver de mieux était une place de servante, mais dans ces petites villes, c'était bien rare.
Le même mercenaire qui m'avait traduit la discussion avec le marchand sur la place de la première cité, avait accepté de répondre à mes questions, contrairement à Adrik. Il ne s'étendait jamais sur ce genre de sujets. Il faisait son métier, gagnait de l'argent sale et ne jugeait pas ses clients. Si je m'avisais de protester une fois sous notre tente, il me répondait toujours la même chose. Ainsi allait la vie et nous n'étions qu'une partie de l'engrenage. Si nous décidions de nous y opposer, nous ne serions rien de plus que des grains de sable, broyés sous le poids de la réalité. Il ne servait à rien de vouloir révolutionner le monde en sauvant la veuve et l'orphelin. Ce qui comptait, c'était de survivre. Si vendre des humains lui permettait de nourrir tous ceux dont il avait la charge, alors c'était une nécessité. Le bien et le mal ne comptaient plus. Il était le couteau. Celui qui déciderait de l'utilisation de son tranchant en prenait la responsabilité.
C'était une vision si pessimiste et néfaste. Je comprenais qu'il était désabusé et je craignais d'en connaître les causes, mais je ne voulais pas me laisser abattre. Il disait que j'étais trop sensible et fragile. Au contraire, je trouvais que c'était une preuve de ma force, que de me dresser face à ces injustices. Je n'avais pas le pouvoir de les changer, mais je me jurai que si l'opportunité se présentait, je la saisirais sans discuter. Il en allait de mon humanité. Je le ressentais au plus profond de moi, en mon âme. C'était l'unique vérité. La justice devait triompher, peu importe les coûts.
Ainsi, il ne restait plus que les prisonniers de grande valeur. L'expédition avait été fructueuse selon les dires d'Adrik. En fait, il s'avérait que les captures les plus importantes étaient celles d'omégas, tels que moi. Ils étaient gardés pour des clients riches qui finançaient l'expédition dans l'espoir d'en récupérer un. Puisque celle-ci n'avait été soutenue que par un seul homme, il restait donc cinq omégas. Leur sort était déjà écrit. Un oméga servait à la reproduction, ainsi il intégrait une famille noble qui nécessitait un partenaire pour l'un de ses héritiers gammas. C'était le sort qui aurait dû m'être destiné. Je n'arrivais toujours pas à saisir ce qui me différenciait de ces omégas encagés.
Ce jour-là, le spectacle ignoble ne fut pas différent. Le commanditaire de Adrik vint sélectionner l'oméga qu'il préférait, puis les derniers prisonniers furent cédés aux marchands de la place publique. Adrik récupéra ses gains puis nous rejoignîmes une grande maison à l'orée de la ville. Les chariots furent déchargés et le matériel et les dernières provisions non périssables furent entreposés dans la grange. Enfin, les chariots furent amenés au fond.
La fatigue soudaine des hommes et le renâclement impatient des chevaux sentaient la fin du voyage. Nous étions arrivés à destination.
Pour finir, Adrik remit à chacun une part égale de pièces d'or. L'enthousiasme prit le pas sur la morosité des derniers jours. Je pouvais ressentir le soulagement de ces hommes de pouvoir rentrer chez eux après tant de semaines passées loin de leurs proches.
Une annonce de Adrik fut accueillie chaleureusement. Les hommes partirent rapidement, se tapant sur l'épaule, se bousculant un peu. Je restai immobile au centre de la pièce, ne sachant ce que je devais faire. Adrik vint à moi et haussa mon menton du bout de ses longs doigts, pour ancrer son regard dans le mien.
— Je suis fier de toi. Tu t'es bien comporté durant tout le reste du voyage et je sais que cela n'a pas dû être simple.
— Qu'est-ce qui va m'arriver maintenant ? demandais-je avec hésitation.
— Je suppose que tu vas rester avec moi. Si tu t'avisais de partir, tu serais capturé et tu finirais par être aussi réduit en esclavage. Puis, tu n'as nulle part où aller. Désormais, tu devras faire ta part du travail à mes côtés et dans un premier temps, étudier notre langue et nos coutumes.
Je me balançais d'un pied sur l'autre alors que je hochais la tête silencieusement. Je n'étais pas à l'aise avec l'idée de vivre entouré de ces démons. Mais comme il l'avait précisé plus tôt, je m'étais enfui de chez moi et je n'avais aucune autre alternative. J'allais devoir me faire à cette nouvelle vie, que je le veuille ou non.
— Puisque cette affaire est réglée, rejoignons les autres. Je leur ai promis de l'alcool à volonté, alors allons profiter aussi.
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Sous les masques
RomanceÀ l'aube de son mariage, Jeizah voit ses espoirs anéantis lorsqu'il découvre que sa relation avec le futur chef de son village est rythmée uniquement par la cupidité et une légende insensée. Dévasté et désabusé, il tourne le dos sans réfléchir à cet...