Chapitre 22

3.2K 396 35
                                    

Je brisais le silence qui s'était instauré pendant que j'étais plongé dans mes pensées.

— J'aimerais te poser une question un peu délicate.

Adrik releva la tête et ses yeux plongèrent dans les miens.

— Je t'écoute.

— Est-ce normal d'avoir aimé ça ?

Un instant, il sembla déconcerté, avant de se reprendre.

— S'il s'est montré attentionné envers toi, pourquoi n'aurais-tu pas eu le droit d'apprécier votre nuit ?

Bien sûr, il ne comprenait pas ce qui me tracassait. Comment pouvais-je le lui expliquer ?

— C'est que je suis humain et lui, c'est un thérianthrope.

— Tu es surtout un oméga et lui, un gamma. Vous êtes compatibles par nature.

Comme je l'avais pensé plus tôt, il ne saisissait pas mon dilemme. J'essayai alors de le formuler de façon plus explicite.

— Ce n'est pas ce que je voulais dire. C'est un des grands pontes d'un peuple qui encourage la traite des humains. J'ai comme l'impression d'avoir pris du plaisir dans les bras d'un ennemi.

Son regard s'assombrit et, soudain, son ton devint plus rêche.

— Tu me considères comme un de tes ennemis ?

— Bien sûr que non, m'exclamais-je.

Je ne l'avais pas imaginé une seule seconde. Mais malgré un regard presque suppliant pour le détromper, Adrik se contenta de soupirer. Il attrapa une serviette et essuya les verres trempés qu'il avait délaissés plus tôt.

— J'ai pourtant mené de nombreuses expéditions pour capturer de nouveaux esclaves. Sinha prendra sûrement des décisions difficiles quand son règne sera venu, mais jusqu'ici, il n'a jamais entravé un humain, pas plus qu'il n'en a vendu au plus offrant. De nous deux, je suis bien plus responsable de l'oppression de tes semblables. Alors pourquoi serait-il coupable alors que tu me dédouanes de mes actes ?

J'étais incapable de le contredire. J'étais conscient du rôle qu'Adrik avait joué tout ce temps, mais il m'avait sauvé la vie. Tous ceux sous sa charge étaient bien traités. En fait, je n'arrivais pas à le voir comme un monstre. C'était impossible. J'avais mille et un arguments qui prouvaient le contraire. Et pourtant, je savais qu'il les contredirait, car pour lui, ils ne seraient pas suffisants. Ils ne l'étaient peut-être pas. Sinha était probablement plus innocent que lui. Néanmoins, cette réalité me frustrait et je ne comprenais pas ce qui me dérangeait vraiment.

Alors, la seule chose que je pouvais faire était de me lever et de le fusiller du regard.

— Sinha est un prince. La royauté régit les lois et pourrait mettre un terme à l'esclavage. Même s'il ne peut pas le faire lui-même, il doit bien avoir de l'influence. Ne pas s'en servir, c'est participer à cette cruauté. Mais toi, tu ne pouvais rien y faire. Tu y étais obligé. C'est différent !

Il contourna le comptoir. Son silence était pesant et la flamme qui me dévorait de l'intérieur forcissait. Bien vite, il fut à mes côtés et d'une main, il releva mon menton jusqu'à ce que nos regards se croisent. Je plongeais dans ses iris obscurs. J'étais certain qu'à cet instant, il apercevait la mer de doutes qui me tiraillait. Mon cœur et ma raison avaient deux discours divergents. Je me sentais coupable d'avoir apprécié les plaisirs qui m'avaient assailli la veille. Pourtant, je me les remémorais sans cesse. Cette sensation jusque-là inconnue. Ce bien-être que j'avais ressenti à ses côtés. Son odeur, sa présence, son corps. Sinha, tout simplement. Il m'avait conquis en une soirée et je haïssais cette idée. Je me sentais faible et idiot d'être tombé sous son charme. J'avais besoin d'une raison, une seule, pour le détester.

— Tu sais, Jeizah, je ne suis pas blanc comme neige. Arrête de m'idéaliser. Je suis un gamma et j'étais à la tête du plus gros trafic d'êtres humains jusqu'à peu. Ceux qui travaillent ici ne sont pas libres. Même si je leur laisse beaucoup de libertés et qu'ils ont pu bâtir une famille pour certains, ils restent des esclaves. Il faudra te faire à l'idée que tu peux te battre autant que tu veux pour que je n'intervienne plus dans la capture d'esclaves, j'aurai toujours ma part à jouer dans notre société. Je pensais que tu l'avais compris et accepté depuis toutes ces années. Contrairement au prince Sinha, mes mains dégoulinent de sang.

Au fur et à mesure de ses paroles, je me mordis la lèvre de plus en plus fort.

— Quant à toi, rien à changer en six ans. Te rebeller est inutile. Tu dois t'adapter et accepter que ce monde soit injuste. J'ai supposé à tort que tu le savais, puisque tu as défini ta propre valeur devant le roi. Le prince n'est pas ton ennemi, tout comme je ne le suis pas. Nous ne sommes simplement pas de la même caste et tu ne peux rien y faire. Finalement, toutes tes actions ne se résument qu'à une goutte d'eau dans une vaste mer.

Un effluve métallique se répandit sur mes papilles tandis que de petites perles rouges se formaient sur ma lèvre. Je me retenais de protester. Adrik n'avait plus été aussi dur avec moi depuis des années. Son ton implacable me meurtrissait tels des poignards affûtés qui perçaient ma chair. Mon cœur hurlait son désaccord, mais aucun son ne parvenait à sortir.

Non seulement j'avais échoué à clarifier mes sentiments à propos du prince, mais en plus, Adrik me faisait comprendre que je me battais contre le vent.

Je m'arrachai alors de son regard perçant et tournai les talons, les poings crispés. Sans réfléchir, je me dirigeais vers l'entrée et je claquai le battant derrière moi.

Je ne revins qu'à la tombée de la nuit. La grande place centrale était devenue déserte. Les marchands avaient rangé leurs étals et chargé leurs charrettes. Petit à petit, l'obscurité avait pris place et m'avait entouré. Ma colère s'était étiolée depuis bien longtemps et je ne gardais qu'un goût amer de notre discussion. Je m'étais réveillé de bonne humeur et désormais, je me sentais abattu. J'avais cru être différent. Je m'étais encore laissé aller à ces rêves stupides. Ce maudit instinct qui me poussait à l'altruisme n'était en fait qu'une épine dans mon pied. Pourquoi n'écoutais-je jamais ? Adrik n'avait eu de cesse de me le répéter : je ne pouvais que me sauver moi-même. Les rêves utopiques n'existaient que dans les contes.

Sous les bruissements de la vie nocturne, j'engloutis les derniers mètres qui me séparaient de la taverne. Même si Adrik avait été dur dans ses propos un peu plus tôt, j'étais certain qu'il s'inquiétait que je ne sois pas encore rentré. Il me suffirait de mettre de côté mon amour-propre et de lui pardonner ses propos. Mais je n'en avais aucune envie. Je ne voulais pas me confronter à lui et supporter le poids de la société dans laquelle je vivais désormais. Bien qu'il n'en avait probablement pas eu l'intention, il m'avait retiré en quelque sorte mon libre arbitre. J'étais destiné à ployer le genou devant ces Thérianthropes et exécuter leurs volontés, que je sois esclave ou un homme libre, je n'étais rien d'autre qu'un pion dont on disposait. Parfois, je regrettais le temps où je vivais auprès de ma famille. Quel destin aurais-je connu aux côtés de Malek ?

J'étais libre de mes mouvements, mais des chaînes invisibles menaçaient sans cesse d'entraver mes poignets. La liberté n'était qu'une illusion qu'on me faisait miroiter et je ne savais pas de quoi mon destin serait fait. Au village, mon futur était tracé depuis ma naissance, bien que je ne l'avais su que plus tard. En tant que compagnon officiel, mes actes auraient eu un sens et j'aurais pu user de mon influence. Je me serai senti bien plus utile. Je regrettais ce temps d'ignorance et d'innocence qui avait disparu. Aujourd'hui, je me retrouvai devant la porte de cet établissement, que je considérais comme mon foyer, seul et acculé, tel un agneau entouré de loups affamés et avides. 

Sous les masquesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant