Adrik n'avait jamais voulu répondre à mes questions suivantes, peu importe à quel point je l'avais harcelé. Il gardait cette même mine ravie depuis des heures. Il était tel un homme captivé par un mystère, étreint d'une joie presque enfantine, à l'idée de trouver ce qui se cache derrière.
Pendant que j'avais mangé, il avait minutieusement empaqueté ses affaires. Quand j'eus fini, il m'avait porté pour éviter que je ne rouvre mes brûlures et m'avait déposé en haut de son cheval, avant de défaire la tente avec l'aide des autres mercenaires. Enfin, il avait chevauché à son tour sa monture, passant un bras autour de moi afin de maintenir mon équilibre et notre voyage avait repris.
Nous n'avions plus abordé ce sujet et notre routine avait continué son cours. À l'aube, le camp était démonté puis nous continuions notre périple. Au crépuscule, les tentes se dressaient à nouveau. J'avais fini par faire céder Adrik pour que les prisonniers aient des rations convenables. Elles étaient tout de même faibles, mais elles suffisaient pour que leurs vies ne soient plus en danger. Depuis, j'essayais d'être raisonnable et d'obéir à ses ordres. J'étais conscient que le traitement plus doux qu'ils recevaient ne dépendait que de mon propre comportement.
Adrik était un peu plus détendu à mes côtés maintenant que je buvais régulièrement les suppresseurs de chaleur. Il prétendait que mon odeur ne le perturbait plus et que mon attitude exemplaire l'aidait grandement.
Pourtant, je ne pouvais en faire de même. Quand j'avais pu reposer un pied à terre sans que la douleur m'assaille, et que je m'étais joint quelques fois aux démons, leur regard me donnait la chair de poule. Je n'arrivais pas à les supporter. Seule la présence d'Adrik, qui paraissait me couvrir de sa protection, les empêchait de m'approcher étroitement. Au fond de mon cœur, je ne pouvais que l'en remercier.
Quand une demi-lunaison passa, nous atteignîmes les premières habitations. Les huttes de bergers laissèrent place aux hameaux isolés, bientôt succédé par des villes bruyantes et animées.
Je fus subjugué par l'architecture des constructions solides de la ville, puis par la diversité de ses habitants. Là où je posais les yeux, des choses inconnues jusqu'ici se révélaient à moi. Nous croisâmes parfois quelques humains au regard vide.
Adrik m'expliqua que c'était les serviteurs et esclaves de riches marchands ou terriens qui parcouraient la ville de long en large pour transmettre des messages ou accomplir une quelconque tâche.
Le soleil montait encore dans le ciel quand Adrik ordonna de s'arrêter sur une grande place. Il démonta, me laissant seul sur notre monture, et alla s'entretenir avec un thérianthrope rondouillard, vêtu de riches étoffes. Des bois semblables à ceux des cerfs, bien que beaucoup moins impressionnants, encadraient sa tête.
Après quelques civilités, les deux hommes s'approchèrent. Adrik l'amena directement aux chariots, où les prisonniers étaient parqués. Il ordonna à ses hommes d'en faire sortir certains, en majorité des hommes assez forts pour des travaux physiques et quelques femmes. Le marchand les inspecta ensuite, vérifiant le corps des hommes, dévoilant jusqu'à la dentition des femmes. Les prisonniers étaient traités comme des marchandises dénuées de vies. Une des femmes fut même dévêtue, alors qu'elle criait et se débattait afin que le monstre apprécie ses formes. C'était ignoble.
Une nausée me prit à l'idée de ce qu'ils subiraient entre les mains de ce vaurien. Je me précipitais au bas de mon cheval, et je n'eus pas le temps de faire deux pas avant que je ne rende mon dernier repas.
Keir, qui j'avais su plus tard était le second d'Adrik, et qui me surveillait en l'absence de ce dernier, démonta de sa monture aussitôt et parcourut la distance qui nous séparer en quelques foulées. Il rassembla mes cheveux dans sa poigne et accompagna mes hauts de cœur. Quand plus rien ne voulut s'échapper de mon corps, il attrapa la gourde accrochée à la selle de ma jument et me la tendit. Je l'acceptai avec reconnaissance et je m'ôtais le goût âpre que m'avait laissé ma mésaventure.
Finalement, je me redressai, essuyant le coin de ma bouche et le regardai d'un air désolé.
— Tu te sens mieux ?
Son accent le rendait presque inintelligible, mais je lui fus reconnaissant d'essayer de s'exprimer dans ma langue.
— Oui, ça va. Désolé.
— Bien. Les premières fois sont toujours difficiles. Plus tard, ce sera plus facile. Les esclaves seront bien traités.
Bien qu'il ne parlait que quelques mots rudimentaires, il essayait de me rassurer et cela me touchait.
L'agitation que j'avais provoquée attira l'attention du marchand bedonnant. Il me pointa du doigt et questionna Adrik. Bien qu'ils soient assez proches de nous pour que la voix portante de l'homme aux bois me parvienne, je ne comprenais pas ce qu'ils disaient. Pris d'un mauvais pressentiment, je demandais à Keir ce qu'ils disaient.
Un des mercenaires approcha son étalon de nous et se fit notre interprète.
— Il demande si tu es à vendre et à quel prix.
— Je vais être vendu ?
Un frisson glacé dévala mon dos, tandis qu'il écoutait la réponse de Adrik.
— Non. Adrik insiste sur le fait que tu lui appartiens et que tu ne fais pas partie des esclaves. Rassure-toi, gamin. Ton heure n'est pas encore venue.
En effet, après quelques minutes, le marchand détourna son attention de moi à regret. Il sortit une lourde bourse et la donna à Adrik. Deux hommes et la femme dévêtue partirent avec lui. Dès le lendemain, ils seraient vendus sur le marché aux plus offrants. Mais qu'avaient donc fait ces humains pour mériter d'être réduits en esclavage ?
Même si je connaissais le sort qui les attendait depuis le début, mon cœur ne pouvait s'empêcher de crier à la révolte. Indigné et mortifié par cette réalité brute, mon estomac se souleva à nouveau. La bile acide me brûla la gorge et un goût amer me rappela que mon destin se jouait devant mes yeux. Le jour où Adrik changerait d'avis, j'étais certain qu'il n'aurait aucun scrupule à en faire de même à mon sujet. Je n'avais d'autres choix que de l'admettre. Le semblant de liberté qu'il me restait ne dépendait que de lui.
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Sous les masques
RomanceÀ l'aube de son mariage, Jeizah voit ses espoirs anéantis lorsqu'il découvre que sa relation avec le futur chef de son village est rythmée uniquement par la cupidité et une légende insensée. Dévasté et désabusé, il tourne le dos sans réfléchir à cet...