Chapitre 50

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Les silences de Sinha n'avaient plus aucun secret pour moi. De sa colère glaciale qui vous pétrifiait d'un seul regard, du subtil rebond de ses pommettes qui soulignait sa joie, au tressautement de ses sourcils lorsqu'il se montrait fier du travail accompli, je discernais chacune de ses émotions. Au fur et à mesure que nous nous rapprochions, les failles de sa carapace se dévoilaient. Le dilatement imprévisible de ses pupilles, à peine éclairées par la lueur vacillante des bougies les soirs où je rejoignais sa chambre ; la tension qui crispait son dos dès qu'il se sentait dépassé ; le pincement de ses lèvres quand la culpabilité le rongeait. Je les avais mémorisées avec soin et pourtant, celle qu'il présentait aujourd'hui m'était inconnue. Je ne l'avais jamais aperçu ainsi.

Depuis notre dernier entraînement, son teint cireux émaciait son visage éreinté. Alors qu'il tentait de conserver la face en étudiant les propositions de loi, ses épaules se voûtaient, comme alourdies par le poids de la morosité qui l'accablait.

Ma poitrine se serra tandis que je me levai pour lui apporter les ultimes documents à examiner. Je naviguai, silencieux, à travers la pièce et lui présentai la fine pile de feuillets. Il la récupéra, me remerciant de ce ton distant auquel je ne m'habituais pas. Distant. Ce mot se révélait bien faible pour marquer le fossé qui s'étendait entre nous. Sinha se contenait et réservait ses émotions dès que je me trouvais dans les parages. La chaleur qu'il avait déployée timidement, de par ses sourires ou ses attentions délicates et irraisonnées, semblait remisée au profit de ce masque fade et impénétrable qu'il projetait à la face du monde. Derrière nos manières impeccables et nos responsabilités se dissimulaient les éclats de cette fragile complicité que nous avions durement acquise. Parfois, je me prenais à regretter sa froideur naturelle ou ses répliques mordantes.

Je retournai à mon secrétaire et soupirai. Les paroles d'Adrik sonnaient à mes oreilles, telle une psalmodie désagréable. « Un jour, tu t'attireras des ennuis. ». Le temps était venu. Pourtant, ces problèmes étaient loin de ceux que j'avais imaginés. Non, Sinha n'avait pas découvert mon secret, je n'avais pas encore donné naissance à un descendant inapte au trône comme je ne m'étais pas mis la cour à dos. Le roi me tolérait toujours et le prince ne m'avait pas rejeté. Au contraire... Kesselt savait que j'aurais aimé qu'il en soit ainsi, parce que j'étais certain de pouvoir m'y confronter. Mais, ce silence, ce mur entre lui et moi, je n'avais pas appris à y faire face. Je ne m'y étais jamais préparé. Et, à qui pourrais-je bien me confier ? Au palais, Sinha état de loin le seul ami que je m'étais fait, si tant est qu'il puisse l'être...

« Le secrétaire que Sinha affectionne n'est autre que son amant, celui-là même qui des mois durant a rejoint ses draps, lui camouflant son identité. Je porte son enfant, son héritier. Comment pourrais-je lui faire face, quand tout ce que je ressens, ce n'est que de la honte et de l'embarras ? Lorsqu'il m'a embrassé, toutes mes peurs se sont concrétisées. Et s'il découvrait cet ignoble secret ? Que pourrait-il ressentir d'autre que de la trahison ? Et pourtant... Et pourtant... Je ne peux pas m'empêcher de me rappeler le plaisir que j'ai éprouvé à l'instant où il m'a embrassé, moi, son secrétaire. J'aurais souhaité ne jamais avoir à le rejeter. Maintenant, tout ce qu'il me reste, ce n'est que des remords. Je déteste le retrouver la nuit et discuter avec lui comme si de rien n'était. Je me hais de lui céder mon corps et de lui laisser entrevoir la perspective d'une famille qu'il n'aura jamais. Je culpabilise dès que je devine l'espoir dans ses yeux. Je ne peux que piétiner, la mort dans l'âme, la confiance qu'il me porte. Ces dernières nuits, mon ultime espérance n'est plus que partir aussi loin qu'il me serait possible, sans jamais me retourner ; de briser l'illusion pour que jamais, il ne puisse voir au travers. Je préfère encore distinguer dans son regard sa déception qu'un abysse de haine et de rancœur. Mais quand même je pourrai m'évader de cette cage dorée, à qui pourrai-je demander de l'aide ? À Adrik ? Je tenais à ce qu'il soit fier de moi... Comment le pourrait-il s'il constatait toute la lâcheté dont je faisais preuve à la simple idée de réduire à néant la sympathie du prince ? ».

Sous les masquesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant