Chapitre 38

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J'accompagnais le roi, submergé par l'atmosphère oppressante qui s'était instantanément matérialisée autour de nous. Il poussa les portes du balconnet. L'air frais de la nuit me frappa alors, glaçant ma poitrine, déjà étreinte d'anxiété. Seuls dans la pénombre, j'avais l'impression d'être acculé dans cet espace si étroit.

— Bien, Tendua, discutons.

Je m'appuyai contre la rambarde en pierre pour dissimuler ma démarche hasardeuse et observai chacun de ses faits et gestes. Une sauvagerie bestiale couvait à la fleur de sa peau. Bien qu'il ne la dévoilât pas, je pouvais la sentir flotter autour de nous.

— C'est Jeizah, le repris-je.

La façon méprisante dont il crachait mon nom m'écœurait.

— Peu importe. Jeizah ou Tendua, tu restes un sale petit rat.

Son ton sec et pernicieux me piqua au vif. Je ne m'attendais pas à autant d'hostilité de sa part.

— Sais-tu comment nous traitons ces bêtes lorsqu'elles se dévoilent au grand jour ?

Ses yeux se plissèrent d'aigreur. Il n'avait rien de charmant.

— Éclairez ma lanterne, votre Majesté.

Je combattis le mal-être qui m'habitait depuis que j'avais quitté Adrik pour lui faire face. Je me grandis alors pour paraître le plus imposant possible. Il n'était pas question de le laisser apercevoir mes faiblesses.

— Nous les écrasons sans pitié. Toi et toute ton espèce grouillante et détestable êtes voués à ramper à nos pieds et à crever à notre bon plaisir.

— Mais faites donc, qu'attendez-vous ? le provoquai-je sans réfléchir.

Je me décollai de la corniche et fis un pas en avant. Bien que je me sentisse mal à l'aise et un peu vaseux, l'humiliation qu'il tentait de me faire subir me débectait. Je supportais à peine l'hypocrisie courante au palais, mais l'entendre me rabaisser ainsi me hérissait les poils.

À quelques centimètres de lui, je le toisais, les poings crispés.

— Lorsque cela vous a arrangé, vous m'avez collé entre les pattes de votre fils. Vous creviez de peur d'être destitué, car votre rejeton passait son temps niché entre les cuisses de gammas et que les rumeurs s'amplifiaient. Sans compter qu'il méprise les humains, au point de ne pas supporter leur présence, puisqu'il en a une peur bleue et à entendre vos propos, il vous doit certainement cette haine à notre encontre. La noblesse le jugeait indigne de régner. Mais maintenant qu'il est revenu dans le droit chemin, vous vous sentez à nouveau intouchable et je deviens une menace bien trop sérieuse. Désormais, je dois me terrer dans mes appartements, loin de la vue de tous ! De fiers guerriers, mon œil. Vous n'êtes qu'un pleutre.

La haine qui noircissait ses traits s'intensifia au fur et à mesure de mes paroles.

— Sale gamin, cracha-t-il.

Il brisa la fine distance qui nous séparait et m'agrippa au collet. Mes talons se décollèrent du sol tandis que sa gueule carnassière s'approchait de mon visage. Un relent de peur parcourut mes veines, cependant bien vite remplacé par l'adrénaline. Lorsque sa prise se raffermit, je luttai de toutes mes forces pour ne pas me transformer sous ses yeux. La situation s'envenimerait d'autant plus si quelqu'un nous surprenait. Je devais tenir bon jusqu'à ce qu'il me relâche.

— Tu n'as rien à faire à ce bal, ni nulle part ailleurs que dans une chambre. Je t'ai affecté au service de Sinha pour te surveiller et non pas pour que tu te lies d'amitié avec lui. Je ne t'ai pas non plus fait entrer au palais pour que tu te présentes officiellement en société. Je me fiche que mon frère ait eu la bêtise d'adopter un gamin qui aurait dû finir esclave. En définitive, peu importe le nom que tu portes, tu n'es rien de plus qu'un prostitué qu'on a grassement payé. Alors, tu vas gentiment ouvrir les cuisses et quand nous aurons enfin l'héritier que tu nous dois, tu disparaîtras aussi vite que tu es arrivé. Ai-je été clair ?

Doté d'un mince espoir, je cherchais Adrik par-dessus son épaule. S'il nous apercevait, il viendrait sûrement à mon aide. Néanmoins, personne ne nous prêtait attention. J'étais pris en tenaille entre la balustrade et ce démon enragé.

— C'est bien clair, abdiquai-je en dernier recours.

Je n'étais pas à mon avantage dans cet affrontement.

Il me relâcha et me poussa pour que je m'écarte. Je manquai de trébucher, maîtrisant à peine mes jambes tremblantes, la respiration hachée.

— Ne te fais pas d'illusions. Même si Sinha semble t'apprécier, il se lassera bien vite de toi. Tu n'as que l'attrait de la nouveauté. Alors, reste à ta place et nous n'aurons plus jamais à avoir cette discussion à nouveau. Aujourd'hui, ce n'était qu'un avertissement.

Sa menace proférée, il quitta le balcon sans se retourner, m'abandonnant à la pénombre. Aussitôt que son dos disparut dans la foule, je me laissai glisser sur le sol. L'adrénaline s'estompa, doucement remplacée par la stupéfaction et le désarroi. Je ne comprenais pas sa réaction. Craignait-il l'influence de Tendua ou les liens naissants qui m'unissaient à Sinha ? Le prince était pourtant loin de m'accorder du crédit et j'avais jusque-là respecté mes engagements. La couronne connaissait-elle plus de troubles qu'elle ne le laissait paraître pour qu'un simple mythe, un simple humain, l'effraie assez pour jouer les gros bras ?

J'essayai de regagner mon calme et d'apaiser mon cœur. Petit à petit, je repris contenance tandis que j'observai la noblesse tournoyait dans la salle au rythme de la musique, ignorant totalement ce qui venait de se produire.

Je restai prostré, immobile. Plus les minutes s'égrenaient et plus je perdais le courage de me joindre à eux. Finalement, je n'étais qu'un lâche qui fuyait encore à la première difficulté. Les dernières paroles de Malek retentirent à mes oreilles. « Comment pourrais-je t'aimer alors que tout ce que je vois en toi, c'est l'oméga que l'on me force à épouser ? Pourtant, je te désire. Je te désire tant que j'ai appris à te haïr pour tout ce que tu me fais ressentir. J'ai envie de te regarder souffrir comme je souffre à tes côtés. Tu me débectes. Ta naïveté, ta douceur, ta gentillesse, toutes ces illusions auxquelles tu crois... Mon bel oméga... Tu n'obtiendras jamais mon amour. Ce sera ma revanche. Dès que tu m'auras enfin épousé, ta vie se résumera à m'observer en chérir d'autres et ainsi, tu éprouveras tout le mal que tu me fais. Je détruirai tout ce en quoi tu as foi pour que tu puisses comprendre ce que j'endure à tes côtés. »

J'avais pris mes jambes à mon cou et aujourd'hui, après une courte discussion, je me retrouvais à nouveau désemparé. L'envie de fuir grignotait inexorablement tout le courage qui m'avait fallu pour survivre depuis que j'avais quitté le village.

« Tu n'es qu'un prostitué », « Sinha se lassera bien vite de toi. Tu n'as que l'attrait de la nouveauté ».

Ces phrases m'avaient atteint bien plus que je ne le pensais, faisant échos à ma vie passée. Je n'avais jamais été rien d'autre que l'Oméga Promis, fiancé dès sa naissance à Malek à cause de superstitions futiles. J'étais destiné à apporter fertilité et force au village. Je m'étais bercé d'illusions, plongeant dans la folie de cet alpha que j'admirais tant. Pourtant, je n'y avais rencontré qu'une passion viciée et insensée. Alors que j'avais fui cette tragique réalité, j'étais désormais au même stade : l'oméga qui porterait l'héritier d'un royaume ennemi. Celui pour qui tous les sacrifices se révélaient inutiles. Ils ne partageraient jamais les sentiments que je nourrissais à leur égard. L'abnégation dont j'avais fait preuve pour Malek ou l'affection naissante que je vouais à Sinha ne me seraient jamais rendus.

Mes yeux s'embrumèrent de larmes. Je ne serai donc jamais digne de respect et d'amour. Ces dernières années, je pensais avoir délaissé toute crédulité. Il semblait que je m'étais fourvoyé. Bien que j'eusse tout fait pour tenir Sinha à l'écart, pour ne pas m'attacher à lui, l'idée qu'il m'abandonne à son tour me terrifiait. Il n'était pas forcément bon et il m'exaspérait souvent. Toutefois, j'avais appris à apprécier notre intimité au fil de nos nuits. Je ne l'aimais pas et la réciproque était vraie. Mais, ces derniers jours, j'avais oublié que je n'étais finalement que ça : un prostitué de passage. Adrik m'avait pourtant prévenu : « La royauté ne fera que t'utiliser sans vergogne ». Le roi venait de me le rappeler en personne.

Sous les masquesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant