Je suis arrivée sur Terre à l'âge de trois ans. Je n'ai que peu de souvenirs de Mars et j'ignore s'ils sont vrais, ou si je les ai inventés. J'avais deux ans environ et je passais beaucoup de temps à l'hôpital fédéral d'Atome, dans le service de nanochirurgie réparatrice.
On voyait des choses effrayantes dans les couloirs du service, et je continue encore d'en faire des rêves, même si je ne sais plus s'il s'agit de vraies personnes que j'ai rencontrées à l'époque, ou de monstres inventés. Mais le plus inquiétant de tous ces monstres, c'était moi.
Je me souviens du bureau du chef de service. Il était plein de curiosités intrigantes pour un enfant, mais je me rappelle surtout d'une vitrine incrustée dans le mur, avec un squelette fossile d'acéphale martien. L'idée qu'une vie extraterrestre avait vu le jour sous nos pieds, quatre milliards d'années plus tôt, dans les lacs souterrains de Mars, me fascinait. Je suppose que les acéphales sont pour les enfants martiens ce que les dinosaures sont aux terriens.
Le chef de service était un vieil okrane, je n'en avais jamais vu d'aussi âgé. Maintenant, je me demande s'il n'avait pas une maladie dégénérative stabilisée. Il avait d'épais sourcils argentés qui tressautaient à chacune de ses phrases.
Il y avait dans son bureau une sorte de grand miroir, de taille almaine, avec un panneau de contrôle numérique. Je ne comprenais pas très bien l'usage de cet objet. Lors de la troisième ou de la quatrième phase des opérations, le médecin m'a reçue dans son bureau, il m'a demandé de rester debout devant le miroir.
J'avais la gorge sèche et les idées embrumées, à cause des nanomachines chirurgicales et des antidouleurs. Mais je me souviens nettement de mon reflet dans cette vitre grise. On aurait dit que quelqu'un m'avait donné un coup de poing dans le visage, si violent que mon arcade sourcilière droite s'était enfoncée, que mon front s'était affaissé. Mon œil invalide formait une petite bille opale sous une paupière enflée.
Le chirurgien a commencé à m'expliquer le déroulé des opérations. Ou peut-être parlait-il pour ma mère. Je ne sais plus si elle était là avec nous. Comme il parlait, mon reflet dans l'écran se mit à changer. Je n'écoutais pas ce qu'il disait, je regardais cette okrane dans le miroir. Les articulations confuses de mes bras se remettaient en place. Des doigts se collaient sur mes mains incomplètes. Mon arcade sourcilière remontait et mon deuxième œil s'ouvrait entièrement. Je désirais être la personne de cette simulation, tout comme la petite sirène qui rêve de sortir de l'océan. Mais j'en avais peur également. Car quelles que soient les paroles rassurantes des adultes, je devais accepter de disparaître. Quand je me réveillerais, je serais une nouvelle okrane.
Entretien d'évaluation psychologique – BPS, 2381
Lanthane entendit les officiers de police crier en déboulant dans sa chambre.
Elle se trouvait à trente mètres d'altitude au moins, bras et jambes écartés, agrippée aux renflements des poutres de métal. Son pire ennemi n'était pas la gravité, mais le vent qui s'infiltrait entre elle et la façade. Il pouvait l'en arracher à tout moment, comme l'étiquette d'un pot de confiture qu'on décolle du bout de l'ongle.
De fait, et malgré le nanoscope, tomber de cette hauteur impliquait de devenir une sorte de confiture anonyme, et Lanthane ne parvint pas à ôter cette image de son esprit.
>Accès au réseau local du bâtiment< indiqua le nanoscope.
Ne te fais pas prendre.
Mais les gendarmes du Starnet, des IA pré-Turing, auraient toutes les peines du monde à remonter la trace du nanoscope, puisque ses émissions originaient d'un dispositif absent de leurs bases de données : Lanthane en équilibre au-dessus d'une ligne de tramway. Et face aux processus soupçonneux du réseau local de l'immeuble, il n'hésitait pas à inonder leurs routines antivirus de certificats approuvés par la Direction Générale du BPS, comme si Lanthane utilisait son passeport diplomatique pour emprunter un livre dans une bibliothèque.

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Nolim V : La fin du Voyage
Fantasy== 5e livre dans la série Nolim == L'UNIVERS DOIT PRENDRE FIN. Ainsi en ont décidé les Mille-Noms. Lassés de l'écoulement incessant des civilisations, déçus de la décadence des grands empires, les dieux primordiaux ont mandaté l'Annonciatrice Crysée...