21. Mars

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La terraformation de Mars est le plus grand projet d'ingénierie de l'histoire almaine. Nous savons aujourd'hui que les Dragons, en leur temps de règne sur l'Omnimonde, ont été des bâtisseurs de planètes. Il nous a fallu cinquante ou cent mille ans pour les rejoindre...

Mémorandum personnel de Mikhail


Adrian von Zögarn, dieu de l'alchimie, de la débrouille et de la moustache, présidait au firmament, confortablement installé dans un trône de paquets de chips, dont il était, du moins sur Daln, le célèbre inventeur.

Il portait un costume noir d'un chic indémodable, une chemise à boutons de nacre ainsi qu'un chapeau haut-de-forme audacieux. Dans sa main droite, il tenait un bégonia en pot, et contemplait celui-ci avec attention, comme si le mystère de la vie était caché entre ses feuilles. Dans sa main gauche, il tenait un fromage rassis.

« Être, ou ne pas être un bégonia, telle est la question. »

Quelle éloquence, songea Éléana. Quel charisme. On ne pouvait pas moins en attendre d'un ancêtre aussi moustachu.

L'Olympe de ses rêves était toujours inondée de fumigènes bon marché, de sorte qu'elle avait les pieds dans un brouillard rougissant. À la droite d'Adrian siégeait le sage Socrate, un petit homme rabougri et bedonnant.

« Je sais que je ne sais rien » avança Socrate, ce qui était peut-être un bon début, mais qui la laissait néanmoins sur sa faim.

À la gauche d'Adrian résidait un mouton. Contrairement à Socrate, il ignorait qu'il ne savait rien, car il est probable qu'il ne savait rien du tout. Le mouton mâchonnait un brin d'herbe, sans doute toujours le même depuis des générations, qui devait donc être particulièrement coriace. On aurait pu croire que ses yeux las de mouton, qui regardaient dans le vide, contemplaient la théorie des formes modulaires, la gravité quantique, la physique des Arcs. Mais sans doute ne contemplait-il rien du tout.

« Eh, Éléana !

— C'est moi ! » s'exclama-t-elle.

L'alchimiste crut que la voix émanait du grand Adrian lui-même, mais il était trop occupé à contempler son reflet dans les feuilles du bégonia. Elle grimpa sur les empilements de paquets de chips, qui craquaient sous son poids comme des feuilles mortes.

« C'est toi qui parle !

— Oui, c'est moi, reconnut le bégonia démasqué.

— Je le savais ! Il faut que le monde soit au courant de votre intelligence. Il faut... je publierai un article dans la revue d'alchimie de la Conférence ! Je le dirai à mamie Lauren ! »

L'assentiment de mamie Lauren représentait en effet une consécration plus grande que toutes les médailles scientifiques, le prix Nobel, le prix Gérald et le prix Amali.

« Ouais, il y a plus urgent, indiqua le bégonia. Plus personne ne pilote la navette. Ça va être encore à toi de t'en occuper. »

Adrian figé le contemplait toujours avec les mêmes gros yeux, comme s'il s'apprêtait à le dévorer.

« Tout ceci n'est qu'un rêve, n'est-ce pas ?

— En sommes-nous certains ? avança Socrate.

— Être ou ne pas être un rêve, telle est la question » abonda Adrian.

Le mouton continua de mâcher. Son stoïcisme était inspirant ; malgré le danger, malgré les complots de la Division 1, malgré les alarmes dont le hurlement se faufilait jusque dans le rêve d'Éléana, le mouton mâchait. Lorsque l'océan sortirait de son lit, que le ciel se briserait, que les étoiles s'éteindraient, que la terre s'ouvrirait et que les torrents de magma en jailliraient pour anéantir les derniers reliquats de toutes les civilisations almaines, le mouton continuerait de mâcher. Et devant ce spectacle d'horreur et de désolation, ordonné par les dieux et organisé par les légions du Pandémonium, le mouton mâcherait son brin d'herbe, comme une ultime bravade, et même anéanti à son tour par la chute des astres, il serait victorieux en droit.

Nolim V : La fin du VoyageOù les histoires vivent. Découvrez maintenant