54. Le premier nom

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Christophe fit un pas de côté sans s'approcher davantage. Ce nom ne lui apparaissait que comme un caillou flottant sur la cendre. Il ne parvenait pas à le lire, car il l'avait déjà porté autrefois. Un ami de toujours, perdu de vue dix ans, recroisé par hasard en attendant un train, n'aura pas pour premier réflexe de se présenter.

Une nappe de brouillard pesante traversa Christophe et se déplaça au-dessus du nom. Il y vit une plaine rouge, balayée par les vents ; la plaine rouge de ses rêves, l'espace immense et austère dans lequel il avait entreposé toutes les statues d'Aléane. Le point d'ancrage de ses souvenirs qui, lors de la perte de sa mémoire, était resté en arrière comme la dent du harpon perçant un aileron de requin.

Cette preuve lui suffisait.

Christophe tendit le bras, ramassa la pierre et souffla pour en ôter la poussière de Temps. Puis il leva la tête ; à cet endroit, les Fleuves du Temps se faisaient plus denses encore, plus lourds, et une forme transparaissait dans le brouillard, une masse émergeant du sol. Le trône d'un dieu primordial, songea-t-il, un Éternel venu avant tous les autres, qui regarde s'écouler le flot.

Il sauta sur un îlot de pierre plus large, d'un bleu semblable à celui du Temps. Encerclé d'un tourbillon comme une pierre enchâssée sur une bague, il était formé d'impuretés qui s'étaient déposées en cercles concentriques. Le Temps avait la propriété de traverser les Arcs, de se déplacer sur leur maille, mais aussi d'en dissoudre la substance ; or d'infimes fragments de rêves pouvaient se précipiter de nouveau. Christophe s'accroupit et gratta la surface couverte de cendre bleue. Il y trouva quelques idées endormies, des pensées simples, réduites parfois à une seule phrase ; si l'une d'elles se détachait, elle flotterait durant des millénaires avant de s'accrocher à un nouvel esprit.

« Les choses reviennent » dit-il à haute voix.

Il ne pensait pas seulement à ces inventeurs de génie qui, du fond de leur garage, réécrivent à l'identique les plans tracés autrefois par les ingénieurs d'une civilisation disparue sur une autre planète. Il pensait à Aléane. Si elle revenait sans cesse, c'est que son âme ne se trouvait pas dans l'univers lui-même, mais dans le Temps.

Christophe porta son regard sur le fleuve bouillonnant ; les bulles qui éclataient à sa surface ressemblaient à de gros yeux noirs.

« Quel est ton nom ? »

Le Temps ne répondit pas, car il n'avait pas d'âme. Mais Christophe comprit que le nom qu'il était venu chercher ici, qu'Outa-Napishtim l'avait envoyé chercher, n'était pas seulement le petit caillou qu'il écrasait dans sa main gauche. C'était peut-être le premier nom. Le seul nom qui existait dans le Temps, de tous temps, et précédait donc tous les autres ; le nom qui précédait les étoiles et le vent, qui précédait la vie elle-même, qui précédait les dieux ; le seul que les Mille-Noms ne pourraient jamais s'approprier, car il était venu avant eux.

« Bienvenue, Christophe-Nolim. »

Un banc de brouillard statique s'ouvrit pour faire entrer le roi Arthur, bien plus jeune et plus alerte que le vieillard que Christophe avait naguère croisé dans l'Océan des ombres. Une barbe de trois jours s'étalait sur son visage fin comme une herbe fraîchement coupée, son regard était empli de sympathie magnanime. Il avait troqué l'armure argentée qu'il portait sur les anciennes gravures pour une tunique de lin. Sa main droite, à sa taille, reposait sur la garde d'une fine rapière, dans une attitude de guerrier habitué, sans la moindre provocation.

« Que faites-vous ici ? » s'exclama Christophe.

Avant de reconnaître l'Arthur de la légende, il avait lu le nom inscrit sur son front comme un sésame que ni les démons, ni les souvenirs ne pouvaient truquer.

« Je suis venu te voir. »

Arthur avança de quelques pas le long d'une arête de pierre qui séparait deux fleuves ; Christophe sauta sur d'autres rochers pour le suivre de loin. Les dernières vapeurs s'écartèrent et la Source du Temps lui apparut enfin.

Il vit une sphère de vingt mètres de diamètre, en suspension dans l'air. Elle avait le même bleu profond que le Temps, et le Temps coulait d'elle en flots ininterrompus. Toute sa surface était parcourue de rides, comme si des objets invisibles y tombaient sans cesse. Toute l'attention de Christophe fut aspirée par cette couleur profonde. Il eut le sentiment que l'intérieur de la sphère ne cachait rien de plus, car comme Sagittarius, elle n'avait pas d'intérieur. Sa surface marquait le centre de l'univers. Elle ne flottait pas au-dessus du sol ; le sol flottait au-dessous d'elle.

Il ne vit aucun trône de pierre sur lequel un barbu ruminait sa fin de règne. Pourtant la sphère avait bien une conscience, une forme de pensée antagoniste de l'univers agencé autour d'elle, car cette pensée s'exprimait à travers le Temps.

« Qui es-tu ? lança Christophe à cet ultime mystère.

— Il ne peut pas t'entendre, répondit Arthur.

— Quel est son nom ?

— Il porte tous les noms. Certains disent Brahmane. Certains disent Dieu. Certains l'Incréé, l'Origine. Certains disent Anh, l'âme de l'univers, le premier être, celui auquel nous devons l'existence. Comme tu peux le voir, Anh est endormi. Il en a été ainsi depuis l'aube. Il en sera ainsi jusqu'à la nuit. Car cet univers est le rêve d'Anh.

— Quel rapport avec Aléane ?

— Regarde, Christophe-Nolim. Regarde mieux. »

Plusieurs anneaux entouraient la sphère, faits d'un Temps plus léger, plus subtil, d'une couleur plus claire. Ils étaient eux aussi parcourus de remous incessants ; ils tournaient d'un côté ou de l'autre, et choisissaient toujours au dernier instant. Christophe plissa des yeux et vit les anneaux se rassembler en un seul, tout comme les multiples images du disque d'accrétion de Sagittarius, déformé par la gravitation.

« Voici l'Ouroboros, le cercle des âmes. Depuis l'aube des Temps, les âmes y prennent racine avant de s'envoler dans le monde ; une fois accompli leur cycle, elles reviennent ici, dans le cercle. »

Une petite étoile, une petite tache de lumière était fixe dans le cercle ondulant ; les autres âmes s'écoulaient autour d'elle sans la voir.

« L'âme d'Aléane se trouve ici. Anh l'inspire et l'expire sans cesse, au rythme de son sommeil, qui régit l'univers tout entier. »

Christophe secoua la tête, incrédule. Les vapeurs du Temps lui donnaient des sensations de déjà-vu ; chacune de ses paroles lui semblait reproduire une conversation qu'il avait déjà tenue, avec les mêmes imprécisions et les mêmes erreurs.

« Comment est-ce possible ?

— Parce que tu l'y as placée. »

Le roi Arthur sauta juste à côté de lui, sur les mêmes mètres carrés délimités par les fleuves furieux.

« Aléane est le seul point fixe de l'Ouroboros. À cause de toi, elle est condamnée à revivre sans cesse la même vie, du début à la fin des Temps. »

Nolim V : La fin du VoyageOù les histoires vivent. Découvrez maintenant