47. L'image de leur mythe

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Quelques temps plus tôt.


Assise à l'avant du vaisseau, les pieds dans le vide, Fréya attendait depuis plusieurs jours.

Le festin de Sagittarius était un spectacle dont on ne pouvait se lasser, même elle, qui avait soutenu le regard de nombreux monstres cosmiques et qui avait assisté à la mort de plusieurs étoiles.

Une infime vibration de l'espace l'avertit que Christophe-Nolim était de retour.

Ils étaient entrés ensemble dans le disque d'accrétion de Sagittarius, l'un aux prises avec le corps d'Hélios, l'autre avec son esprit. Chacun avait gagné sa bataille, comme le prévoyait le plan de Kaldor. Hélios avait pu faire la connaissance d'un véritable dévoreur d'étoiles, qui croquait les planètes comme de petites miettes et buvait les fleuves du Temps pour épancher sa soif.

Mais Christophe avait perdu son Aléane, et il s'était donc perdu lui-même.

« Je vais remonter jusqu'à la Source du Temps, annonça-t-il.

— Cela fait au moins quatre fois que tu passes en répétant ce mantra. C'est donc que tu hésites, ou que tu n'as aucune idée de la manière de procéder.

— Je suis en train de m'informer. Mais cela prend du temps. Tous les dieux qui auraient pu encore m'éclairer ont disparu, de Kaldor à Caelus ; j'ai l'impression qu'il ne reste plus que moi et un dénommé Diel, que j'arrive à peine à comprendre. »

Il est possible, songea Fréya, qu'il m'envie, moi qui ai décidé d'attendre ici qu'Aléane vienne. Car si elle le cherche et s'il la cherche en même temps, tous deux se courront après en rond comme le chien de chasse et le renard. Ma place est enviable, mais il faut être patient. Christophe-Nolim est d'une espèce d'homme qui ne connaît pas la patience. Par le passé, on a nommé cela un tyran ; il est possible qu'on n'en fasse plus de tels, car l'univers perd le sens de l'emphase et de la grandiloquence. Christophe est un témoignage du passé de l'almanité, car les almains venus après lui veulent juste être nourris et divertis ; ils n'ont pas d'aussi grandes prétentions que de renverser l'ordre des choses.

« Aléane est avant tout une anomalie temporelle. Son origine ne pourra m'être expliquée qu'à la Source du Temps. Et si je veux la libérer de sa malédiction, je devrai arrêter le Temps lui-même.

— C'était exactement la pensée d'Hélios, que nous venons de vaincre à grand-peine, à ceci près que pour lui, c'était le Temps, la malédiction, et qu'il fallait en libérer l'univers. Parler ainsi t'attirera des ennemis. Même si les dieux ont déserté l'Omnimonde, quelques héros viendront toujours, et pourquoi pas, Aléane elle-même.

— Ce n'est pas tout. Je veux savoir qui l'a maudite ainsi. »

Cet homme aux cheveux bruns épars, couvert d'une tenue de cuir usée jusqu'à la corde, ressemblait à un voyageur dépouillé de tout, y compris de ses rêves, qui n'a plus rien à perdre et qui marche au hasard sur une route abandonnée. À ceci près qu'un grand pouvoir se cachait derrière ses yeux clairs, le pouvoir de passer sans effort d'un monde à l'autre, du réel au rêve. Les pensées des almains, dont la Noosphère est l'accumulation, sont comme une mangrove inextricable qui aurait pied dans un océan insondable. Cet homme était descendu dans l'abîme à maintes reprises, et y avait abîmé son âme.

« Tu devrais prendre exemple sur elle, soutint Fréya. Aléane t'a cherché à sa manière, car elle n'avait pas d'aussi grands pouvoirs que les tiens, que ses yeux ne portaient pas aussi loin, que son horizon n'était pas aussi vaste. Mais comme elle ne pouvait pas te trouver, elle a choisi de lutter contre les empires ; elle est devenue cette guerrière de l'aube rouge que craignaient tous les tyrans. Elle a pu faire une différence dans ce monde. Elle a été autre chose qu'une coquille vide criant son absence.

— N'oublie pas que j'ai été un tyran, Fréya. Chaque fois qu'elle affrontait un tyran, c'était moi qu'elle affrontait.

— Tu n'es pas le centre du monde, Christophe-Nolim, sinon tu serais facile à trouver. »

Un brouillard gazeux s'engouffra dans le disque d'accrétion et se mit à scintiller comme un rideau de perles nacrées.

« Je suis allé sur la terre de Ki, dit Christophe-Nolim. Je suis revenu sur la grève, en face de l'océan, et le soleil Utu me regardait fixement comme s'il attendait quelque chose de moi. J'ai vu des hommes nus, à genoux dans le sable, se flageller en priant Almena de leur accorder son pardon. Le sang qui coulait sur leur dos m'a donné envie de vomir. Pour une poignée de fanatiques, elle est une déesse, pour d'autres l'incarnation d'une autre déesse, pour d'autres encore, elle n'a jamais existé, car son histoire ne fait aucun sens. Ils ne sont pas dignes de sa mémoire.

— Est-ce la vraie raison pour laquelle tu veux la libérer ? Parce que tout l'univers te l'a prise, fragment par fragment, chaque civilisation récoltant son morceau d'Aléane sans savoir qu'en faire ? »

Une silhouette apparut à côté de Christophe. Elle semblait faite de quelques pièces de cristal collées entre elles, parcourues de lignes de fracture visibles, qui la rendaient infiniment fragile.

« Je lui ai repris nombre de ces fragments, dit-il. Je connais tous ses noms, hormis ceux qui restent à venir, et l'Almena que vénéraient ces fous n'est que l'image de leur mythe, car le souvenir de la véritable n'appartient plus qu'à moi. »

Le demi-dieu écarta cette construction du bras. Il ne voulait plus cacher sa solitude. Elle était inscrite dans chaque fibre d'Arcs de sa forme astrale, tout comme la soif de vivre est inscrite dans chaque cellule vivante. Christophe était un voyageur solitaire qui traînait avec lui une lourde mémoire. Mille, dix mille statues d'Aléane rassemblées sur une ligne, qui s'étaient finalement fusionnées en une seule. Une énigme répétée par mille voix différentes, puis un seul écho, qui n'en paraissait que plus distant, plus difficile à résoudre.

« Je suis le seul à la connaître.

— Avant de partir, Christophe-Nolim, dis-moi une dernière chose.

— J'ai tout mon temps.

— Quelle est cette Aléane que tu aimes ? Est-ce la forme primale que tu ne peux saisir, ou la forme duale qui s'est creusée en toi, à force de subir son absence ? »

Il était si triste, si seul, si perdu.

« Je veux qu'il n'y en ait plus qu'une seule. Une seule que je puisse aimer. »


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Eh, le retour du personnage principal :O

Nolim V : La fin du VoyageOù les histoires vivent. Découvrez maintenant