56. La déception

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On ne peut pas lutter contre un rêve.

Cette phrase, la dernière pensée de Lanthane, résonnait sous son crâne lorsqu'Ikar prépara le coup fatal. Comment aurait-il pu en comprendre le sens ? Il avait traversé les rêves, guidé par un autre rêve ; Aléane le poursuivait en luttant vainement contre son sillage.

Recommencer.

Kaldor voulait la sagesse. Hélios voulait vaincre le Temps. Caelus voulait savoir. Pour Ozymandias, il suffisait d'attendre. Et pour les Mille-Noms, il fallait recommencer. Tel était leur message. Christophe avait atteint le bout du voyage ; continuer, c'était revenir sur ses pas. De même l'univers ne trouverait rien de nouveau s'il ne repartait pas de zéro.

« Adieu, voyageur. »

Christophe détourna la tête ; son regard glissa sur son ombre, dans laquelle scintillaient les cendres bleues. Une ombre portée en l'absence de toute source lumineuse, si courte qu'elle passait inaperçue aux yeux d'Ikar.

L'ombre frémit, sursauta, s'arracha du sol, et une forme floue se jeta sur la tête d'Ikar en feulant. Des griffes acérées tracèrent des arcs luisants par-dessus un tourbillon de fourrure noire. Le solain poussa un cri de rage ; il lâcha son bâton de combat. Des étincelles apparurent sur sa peau rouge, qui se recouvrit bientôt de flammes. Encore caché par le chat qui s'accrochait à ses cornes, son nom se changeait en Hélios.

L'esprit animal continua de labourer son crâne jusqu'à ce que sa fourrure prenne feu. Il roula à terre en poussant des cris effrayants. Hélios le poussa du pied dans le fleuve du Temps. Ses traits s'étaient fondus en un masque d'or, percé de narines frémissantes de colère, et de quatre yeux profonds qui brillaient comme des perles rouges.

« Je sais que c'est toi, Oracle ! Comment oses-tu défier tes dieux ? Montre-toi ! Montre-toi ! »

Il souleva une grande plaque de cendres pour le débusquer, plongea son regard de braise dans les tourbillons du Temps, comme si Outa-Napishtim y faisait de l'apnée.

Mais il n'y avait rien d'autre.

Christophe se releva en titubant. La porte de sortie de la Source était si proche qu'il lui suffisait de tendre la main. Malgré le poids de l'âme, qui rendait tous ses mouvements lents et difficiles, il lui sembla qu'Aléane le guidait. Il s'accrocha à l'Arc qu'il avait tiré jusqu'ici, le fil d'Ariane qui menait à la brèche, et fit un bond.

L'homme doré, dont le corps de feu fumait comme la bouche d'un volcan, se tourna pour le poursuivre, mais une violente bouffée de brouillard brisa son élan. Christophe crut y apercevoir le visage inconsistant d'Écho, un dernier message de ce rêve qui n'avait plus lieu d'être.

Il sauta hors de la Source. Des ruisseaux de Temps s'échappèrent avec lui, tombèrent sur le sel du désert d'U'jera et rentrèrent dans le sol. Christophe déchira la torsion d'Arcs qui reliait la Source du Temps au séjour des Mille-Noms. Des cicatrices violettes demeurèrent en place, comme un vitrail brisé qui déformait la ligne d'horizon. Une précaution temporaire, car le Guerrier aurait tôt fait de le poursuivre ici.

Kaldor se trouvait devant lui.

Reconnaissable entre tous, le dieu-sage au masque de fer, vêtu de sa robe grise, séparait en deux le désert monochrome, comme une borne marquant le centre du monde.

« Et vous, qui êtes-vous ?

— Je suis le Sage.

— Et que pense le Sage de la fin des Temps ?

— Elle est regrettable.

— Mais toute chose doit prendre fin, je suppose. »

Christophe marchait toujours courbé, sa seule main valide étreignant le nom de la plaine rouge, comme un vieillard obsessif cherchant l'or dans une rivière qui n'a jamais rien donné, qui referme sa main sur ce qu'il croit être une pépite, et qui n'ose pas l'ouvrir de peur d'être encore déçu.

Kaldor fit un hochement de tête ennuyé.

« Vous n'êtes pas Kaldor. Vous n'êtes qu'une déception immense, à laquelle vous avez donné le nom de Kaldor.

— Le monde est un perpétuel enfant, qui ne peut rien apprendre. Tout sage finit par éprouver cette déception.

— Si vous pouviez voir au-delà, peut-être que vous deviendriez vraiment sage. »

Kaldor perdit son épaisseur, il devint un simple trait orthogonal à la ligne d'horizon, dont la couleur s'effaça dans le ciel grisâtre. Le troisième des Mille-Noms fit son entrée de la même manière. C'était un jeune homme au regard distant, vêtu de fins vêtements dorés. Son apparence n'était pas sans lui rappeler celle d'Outa-Napishtim. Comme l'Oracle, cet homme avait vécu si longtemps qu'il n'était plus qu'une enveloppe d'humanité, dans laquelle grinçaient les rouages d'une mécanique orchestrée par les dieux.

Ozymandias, lut Christophe. Le souverain-à-venir-de-tous-les-mondes, qui avait déclenché le Déluge et régné sur un misérable caillou dérivant dans l'espace.

« Et toi ? lança-t-il avec moquerie. Que veux-tu ? Jusqu'ici, j'ai bien suivi votre plan, n'est-ce pas ?

— Nous devons te détruire.

— Mais vous ne le ferez pas. Il n'y a que votre frère guerrier qui est pressé de mettre fin au Temps. Vous autres, vous êtes de peureux traînards, qui laissez les choses se dérouler sous vos yeux. Si le Déluge reprend, vous serez emportés, vous aussi, par sa vague. Cela vous paraît-il nécessaire ?

— Oui, c'est nécessaire. Nous avons tout tenté. Nous avons attendu longtemps. Mais le désordre de l'univers n'a jamais pu se corriger ; il s'est aggravé. Toutes nos tentatives de le remettre d'aplomb n'ont fait que le déranger davantage. Toi-même, Voyageur, tu es une des preuves de notre échec. Nous avons vu en toi l'une des formes ultimes que prendraient les zéphyrs ; tu nous as refusé, tu as arraché ton nom et tu es descendu dans les enfers. L'univers, comme toi, s'est sans cesse détourné de nous, de nos projets, de son destin. Nous aurions tant accompli.

— Il est trop tard pour y penser.

— Oui, il est bien tard. Le Second Déluge est en chemin. »

Christophe décida de s'enfuir. Son bras droit s'arrêtait au coude. Sa main gauche, enserrant le nom maudit, s'était engourdie. Il la considéra avec un soupir, desserra les doigts et posa la pierre sur son front, pour que le nom lui revienne, et avec lui, tous ses souvenirs. Il ne craignait plus de dévoiler son passé.

De sa main libre, il traça un cercle dans l'air, creusa un accès vers le premier monde qui lui venait à l'esprit. Les Mille-Noms ne viendraient pas le chercher ; le Roi, le Sage, plongés dans leur apathie de fantômes, ne quitteraient jamais le désert de sel ; le Guerrier, l'Annonciatrice avaient bien mieux à faire que de courir après la fourmi qui venait de leur échapper.

Une migraine profonde se diffusa dans son crâne, en arrière-plan de l'espace qui s'ouvrait pour son passage. Quand Christophe plongea dans la distorsion, il perdit aussi connaissance.

Nolim V : La fin du VoyageOù les histoires vivent. Découvrez maintenant