40. Le blocus

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Autrefois, Stella Perago était un système binaire, mais ses deux étoiles jumelles avaient explosé. Il ne demeurait en son centre qu'une nébuleuse de plasma en refroidissement, dont la palette orangée jetait d'inquiétantes lueurs sur les vaisseaux de la Division 1 qui gardaient son pont d'Arcs.

Depuis la baie d'observation, Lanthane ne compta que trois frégates et ne reconnut ni l'Adam, ni l'Ophelia.

« Le gros des troupes se trouve plus loin » expliqua Ina Mid'len.

Le vaisseau-raie de Rems, officiellement un observateur, passa parmi eux comme le roi en procession, dans un étourdissant silence. Nulle voix almaine ne s'ajouta aux messages radio automatiques qui circulaient entre les vaisseaux, communiquant des informations techniques, des trajectoires, des codes de sécurité. Car le roi était nu ; la Division 1 savait que Lanthane se trouvait sur ce vaisseau ; les capteurs performants de ses drones pouvaient la voir au travers de la vitre blindée ! Mais elle n'avait aucun moyen d'empêcher son passage sans déclencher l'effondrement politique de la Conférence des Planètes.

Ils auraient pu fermer les ponts d'Arcs menant à Mjöllnir, mais Rems s'y était opposée. Le blocus de Perago était lui-même enchaîné à la stabilité diplomatique de la Conférence.

Le Flaminia passa à côté d'une boule de feu suspendue dans le système Perago, que l'on aurait pu prendre pour une petite étoile. Mais sa luminosité était bien inférieure, car son atmosphère enflammée ne formait qu'une petite pellicule recouvrant un océan de gaz comprimés, comme une nappe de bitume étouffant l'océan.

« Atlas, expliqua Mid'len. La planète a pris feu lors de l'explosion de Sol Perago I, durant la bataille. Elle n'a toujours pas dissipé toute cette énergie. »

Tempêtes et tourbillons creusaient des illusions troublantes sur cette surface de lave orangée qui se rapprochait d'elles. Lanthane eut l'impression que le Flaminia se reflétait là-bas, parmi les rêves de grandeur d'un dieu-soleil vaincu, dont les mâchoires claquaient encore comme les dents d'un fauve, par pur réflexe.

Le vaisseau glissa sur le champ de gravité de la géante gazeuse et s'approcha d'un pont d'Arcs invisible, suggéré seulement par les vingt points argentés qui le recouvraient tels une cloche. Le blocus de Perago. Le nanoscope de Lanthane annota les vaisseaux un par un. L'Ophelia, fleuron de la flotte, leur apparaissait comme une étoile à sept branches, les diffuseurs de matière qui permettaient au vaisseau de corriger sa trajectoire. Les alephs concepteurs avaient repensé la notion même de vaisseau et ils en avaient fait une sorte d'oursin sphérique, sans réacteurs et sans tuyères, car il se propulsait à l'aide de différentiels de champ d'inertie. Dans son sillage suivait l'Adam, vieux vaisseau encore robuste malgré ses réparations, tel un corsaire au sourire édenté, à l'œil de verre et à la jambe de bois. Puis le Nayaka, le Thompson, le Denrey, trio de célèbres directeurs du BPS de même modèle que le Kzran et le Carlsson, financés par la Terre et construits en orbite martienne.

Des vaisseaux de ravitaillement remsiens tournaient de l'un à l'autre tels les domestiques serviables de l'hôtel de Yalta, voyant des mondes s'entrechoquer sous leur regard, assez conscients des enjeux pour en ressentir le frisson, mais pas assez pour en perdre le sommeil.

Le Flaminia passa parmi eux tel un officier fringant venu visiter les grognards qui montaient la garde sur le front, dans les tranchées, et se dirigea en droite ligne vers le pont d'Arcs. Lanthane n'eut qu'à fermer les yeux une seconde ; elle faisait désormais face à Sagittarius A*, le Gargantua de la Voie Lactée, dont l'appétit insatiable avait englouti des milliers d'étoiles avant d'atteindre, par erreur ou par dessein, une planète de l'Omnimonde.

Le fleuve de lumière de son disque d'accrétion, déformé par un effet de lentille gravitationnelle, apparaissait en deux exemplaires, deux anneaux formant un angle droit, qui encerclaient le trou noir comme une prison. Les trajets individuels de milliers d'étoiles en perdition, réduites en flux de gaz écrasés, s'y mêlaient en filaments de lumière, dont la brillance augmentait à mesure qu'ils se rapprochaient de l'œil noir comme le néant.

Si comme tous les astres, Sagittarius A* disposait des prémices d'une conscience, celle-ci leur serait à jamais étrangère, car son temps échappait à toutes les mesures astronomiques. Mjöllnir s'était à peine approché de lui que ses minutes étaient devenues des siècles. Le dieu-soleil, Hélios, n'avait pas encore fini de tomber, et son cri de colère résonnait encore dans le cercle de lumière.

« Est-ce que vous sentez sa puissance ? » dit Mid'len, les yeux emplis de sa lueur.

Derrière le champ gravitationnel dont la puissance déformait l'espace, les esprits almains percevaient quelque chose de plus subtil, que leurs outils peinaient à mesurer. Ils entendaient la chute des fleuves du Temps, dont les ramifications et les deltas convergeaient par centaines en ce lieu maudit. Sagittarius formait un bout du sablier ; le sable s'y écoulait sans fin pour ressortir de l'autre côté !

« J'ai l'impression de voir... »

Lanthane s'approcha de la vitre. Elle crut d'abord que les reflets du verre coloré se mêlaient à la lumière mourante des astres engloutis par le monstre, qui traçaient dans l'espace des filaments bleu sombre, tendus autour de Sagittarius comme une toile palpitante.

« Ils sont là, dit Mid'len. Les fleuves du Temps. Ils sont au sommet de la physique des Arcs, dont nous n'avons gratté que la surface. Qui comprendra leur nature comprendra tout l'univers.

— Peut-être vous restera-t-elle inaccessible. »

Mais Lanthane savait bien que les plus jaloux des dieux n'avaient jamais pu garder leurs secrets. Prométhée avait donné le feu aux hommes, et les hommes avaient survécu tandis que les dieux et titans, Prométhée y compris, tombaient en poussière.

« C'est ici, annonça Ina Mid'len en désignant un minuscule flocon de lumière, qui lui paraissait tout près du disque d'accrétion, mais s'en était sans doute déjà éloigné d'un million de kilomètres. Voici votre vaisseau, Lanthane-sen ; il est sorti de la tempête et il vous attend. »

Sous les reflets chaotiques de Sagittarius, Mjöllnir leur apparut comme une aiguille de deux kilomètres de long, chauffée à blanc, qui traversait des rideaux de gaz scintillants.

« Nous allons nous rapprocher au maximum, dit la remsienne. Nous vous fournirons une combinaison de survie ainsi que quelques vivres. Mais vous ferez seule les derniers kilomètres. »

Comme si elle sentait son hésitation, l'officière ajouta :

« N'attendez pas, Lanthane-sen. Le vaisseau est en équilibre contre le précipice. »

Nolim V : La fin du VoyageOù les histoires vivent. Découvrez maintenant